Dans la vie, chacun reçoit de la société ce qu’il mérite. Les garçons ont tendance à être meilleurs que les filles en maths. Les femmes sont douces et maternelles. Il est donc normal qu’elles restent à la maison pour s’occuper des enfants. Associés aux stéréotypes et aux préjugés, ces types de jugements constituent des raccourcis de la pensée. Ce qu’on appelle aujourd’hui des biais cognitifs. Comment faire pour les reconnaître? Quelles sont leurs répercussions? Peut-on les surmonter? Pour répondre à ces questions, les doctorantes en psychologie Cloé Gratton (M.A. philosophie, 2018) et Émilie Gagnon-St-Pierre (B.A. psychologie, 2018), en collaboration avec le doctorant en philosophie Eric Muszynski (M.A. philosophie, 2015), ont lancé une encyclopédie virtuelle bilingue baptisée RACCOURCIS.
La première édition de l’encyclopédie propose 26 articles de vulgarisation scientifique portant sur autant de biais cognitifs, rédigés par des chercheuses et chercheurs en philosophie, en psychologie et en neurosciences provenant de différentes universités au Canada et en Europe, et dont un bon nombre sont de l’UQAM.
«Nous nous sommes rendu compte, Émilie et moi, que les biais cognitifs suscitaient beaucoup d’intérêt dans nos entourages, en plus de recouper nos préoccupations de recherche, raconte Cloé Gratton. Nous avons alors eu l’idée de rendre accessibles à un large public, dans un langage simple et intelligible, des connaissances scientifiques sur les biais cognitifs, tout en faisant la promotion d’une pensée critique à leur égard. Nous avons lancé un appel de textes auprès de chercheurs et de chercheuses et la réponse a été positive, au-delà de nos attentes.»
Dans l’encyclopédie, les biais cognitifs sont classés par ordre alphabétique et par catégories. Les auteurs des articles définissent et expliquent chacun des biais, les illustrent par un ou plusieurs exemples concrets et présentent les conséquences dont ils peuvent être porteurs. Ils proposent également des pistes de réflexion pour les contourner et montrent comment ils peuvent être mesurés scientifiquement.
Raisonnements incorrects
«Bien qu’il n’existe pas de définition commune pour l’ensemble des biais cognitifs, on considère généralement que ces biais renvoient à des raisonnements incorrects, à des erreurs de jugement ou de perception qui dévient de la pensée logique ou rationnelle, explique la doctorante. Ils se produisent lorsque nous devons interpréter et gérer des informations provenant du monde qui nous entoure.»
Personne n’est à l’abri des biais cognitifs, lesquels sont la plupart du temps inconscients. «Ils agissent en quelque sorte comme des automatismes et peuvent être liés à des émotions – peur, colère, anxiété – ou à des habitudes de pensée acquises depuis longtemps, observe Cloé Gratton. Ils surviennent, notamment, dans des contextes où l’on doit prendre une décision ou porter un jugement rapidement.»
Les biais cognitifs viennent aussi combler des besoins inhérents aux individus: besoin de sécurité, d’estime de soi, d’appartenance sociale. «Dans un contexte d’embauche, par exemple, alors que la compétition est forte, un gestionnaire peut avoir tendance à favoriser un candidat appartenant au même groupe social ou ethnique que le sien», remarque la doctorante. Certains raccourcis correspondent aussi à un besoin de fermeture cognitive. «Ce besoin s’exprime par une forme de paresse de la pensée, poursuit Cloé Gratton. Face à un problème ou à une situation complexe, nous serons portés à chercher la solution la plus simple, même si elle n’est pas appropriée.»
Des répercussions sociales
Il est important de pouvoir identifier ou reconnaître les biais cognitifs, car certains d’entre eux ont des répercussions sociales néfastes. «Les débats de société actuels sur les théories conspirationnistes autour de la COVID-19, sur la crédibilité de la science et sur le racisme ou les violences sexuelles ne sont pas étrangers à l’influence des biais cognitifs concernant notre façon d’appréhender et d’interpréter ces enjeux», note Cloé Gratton.
Un biais cognitif appelé l’effet de répétition est particulièrement pernicieux. «Des études ont montré que des affirmations ou des énoncés, même faux, finissaient par emporter l’adhésion de plusieurs personnes à force d’être répétés», rappelle la doctorante. Le président américain Donald Trump est ainsi parvenu à influencer les comportements de millions d’Américains en répétant ad nauseam des choses erronées, comme le fait que les élections présidentielles de novembre dernier avaient été truquées.
Un autre biais, dit d’essentialisme, est associé à des préjugés envers les membres de groupes sociaux, tels que les Noirs, les Autochtones ou les homosexuels, dont les caractéristiques sont perçues comme immuables, prédisposant à des comportements négatifs qui peuvent engendrer de la discrimination. «Selon ce bais, il est normal, par exemple, que les Autochtones et les Noirs soient sur-représentés dans l’univers carcéral puisqu’ils seraient violents par nature», relève la doctorante.
Très répandu, le biais de confirmation consiste à privilégier les informations qui confortent nos opinions, croyances ou valeurs et à ignorer ou à discréditer celles qui les contredisent. «Beaucoup de gens ne lisent dans les journaux que les textes des chroniqueurs dont ils partagent la vision du monde, indique Cloé Gratton. Sur les réseaux sociaux, des individus ont tendance à préférer les échanges avec des personnes qui s’intéressent aux mêmes sujets qu’eux et qui partagent des opinions proches des leurs.»
C’est ainsi que se forment les chambres d’écho, ces communautés virtuelles où la voix de chacun fait essentiellement écho à celles des autres membres. Fonctionnant comme des caisses de résonance d’une même conception du monde, ces chambres d’écho favorisent la polarisation des esprits, voire leur radicalisation, plutôt qu’une meilleure compréhension des points de vue divergents.
Des biais corrigeables?
Est-il possible de corriger les biais cognitifs? C’est particulièrement difficile en ce qui concerne les croyances politiques, religieuses ou idéologiques, soutiennent certains chercheurs. On peut être réticent à s’en défaire, surtout si ces croyances finissent par définir notre identité.
L’encyclopédie RACCOURCIS n’a pas la prétention de fournir des solutions toutes faites, observe la doctorante. «Nous proposons des pistes de réflexion pour contourner les biais cognitifs ou pour atténuer leurs effets sur notre compréhension du monde. C’est à ça que sert la science. Être conscient de ses biais, prendre du recul et traiter l’information avec un esprit critique constitue un pas dans la bonne direction.»
Une deuxième édition de l’encyclopédie sera publiée d’ici la fin de 2021. «L’approche sera la même, dit Cloé Gratton. Nous avons du pain sur la planche, car les recherches en neurosciences répertorient entre 200 et 300 biais cognitifs. Notre objectif est de couvrir la plupart d’entre eux.»
L’équipe de RACCOURCIS a aussi pour projet de créer du matériel pédagogique sur les biais cognitifs. «L’idée a germé quand nous avons reçu des demandes d’enseignants du secondaire qui souhaitent traiter ce sujet dans leurs classes.»
Les partenaires de l’équipe à l’UQAM sont la Chaire de recherche du Canada sur l’injustice et l’agentivité épistémique, l’Institut des sciences cognitives et le Laboratoire de recherche culture, identité et langue (CIEL).