Série En vert et pour tous
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Des tissus teints en rose grâce à des peaux et des noyaux d’avocat, d’autres teints en jaune grâce à des pelures d’oignons… La designer textile et chargée de cours de l’École supérieure de mode Vanessa Mardirossian développe des teintures naturelles et non toxiques au moyen de déchets alimentaires qu’elle récupère. Ses expérimentations feront l’objet d’une exposition, Culture de la couleur, présentée dans la vitrine principale du pavillon de Mode (DM), du 26 février au 7 mai prochain. «Le titre fait référence à la mise en culture biologique et au fait de faire pousser quelque chose», précise la chercheuse, qui souhaite que l’événement contribue à la promotion d’une culture écologique en design.
Déjà, à l’époque où elle réalisait des collections d’imprimés pour de prestigieuses maisons de couture à Paris, telles que Chanel, Lacroix et Givenchy, la designer textile s’intéressait aux rebuts alimentaires pour créer. «Pour une collection de Christian Lacroix, j’ai réalisé, par exemple, des imprimés à partir de coquilles d’œuf déjà colorées, illustre la chargée de cours. L’idée, c’est de récupérer toutes sortes de trucs à priori insignifiants autour de soi pour en faire autre chose.» Après avoir immigré au Québec, elle s’est mise à réfléchir davantage aux impacts néfastes de la mode et, en particulier, de la fast fashion. «Les couleurs synthétiques utilisées pour teindre les vêtements contiennent des produits toxiques pour notre santé et celle de la planète, avance-t-elle. D’où l’idée de développer des alternatives plus saines.»
La chercheuse, qui donne le cours Création d’imprimés textile et élaboration de collection durant la session d’hiver, conçoit ses teintures au Speculative Life BioLab de l’Université Concordia, où elle poursuit des recherches doctorales sous la direction de la professeure, artiste et membre du réseau Hexagram Alice Jarry (M.A. arts visuels et médiatiques, 2015; Ph.D études et pratiques des arts, 2020). Avec son projet à la jonction entre l’art et la science, elle a remporté, en 2020, le troisième prix du jury lors de la finale nationale du concours Ma thèse en 180 secondes.
Dans le laboratoire, la designer-chercheuse fait pousser des bactéries, des micro-organismes provenant de sols ou de lacs, sur de l’agar, une algue gélatineuse «aromatisée» avec des déchets alimentaires provenant de haricots noirs, d’oignons ou d’avocats. «Il faut prendre certaines mesures de sécurité lorsqu’on travaille avec du matériel vivant, même si on ne manipule pas de pathogènes, observe Vanessa Mardirossian. On ne peut pas faire de telles manipulations dans sa cuisine! Le sarrau, les lunettes et les gants sont de mise en laboratoire.»
Grâce à ce procédé de coloration naturelle à partir de bactéries vivantes, Vanessa Mardirossian obtient des teintes différentes, soit du rouge ou du bleu. En donnant aux bactéries différents types de nutriments –acides, salés ou sucrés –, «il est possible d’obtenir des nuances plus ou moins foncées», ajoute-t-elle. Si la designer textile veut obtenir une palette de couleurs encore plus riche, elle mélange alors les deux procédés. «Les jaunes de la teinture à l’oignon tireront ainsi davantage sur l’orange grâce aux bactéries.»
La teinture à l’aide de bactéries permet d’utiliser très peu d’eau tout en mettant à profit des ressources renouvelables, constate la chercheuse. «Les bactéries peuvent être mises au repos sans oxygène pour ensuite être réveillées sans problème», affirme celle qui s’est initiée à cette méthode en suivant des ateliers d’introduction aux micro-organismes offerts par la chercheuse et bioartiste canadienne WhiteFeather Hunter, avec laquelle elle a cofondé le projet Bactinctorium.
Pour que les couleurs s’imprègnent mieux dans les tissus, la chercheuse procède ensuite à un traitement de chaleur à l’autoclave. «La couleur sera ainsi modifiée: du rouge elle peut passer au violet.»
La Culture de la couleur
Deux créations vestimentaires seront exposées dans le cadre de Culture de la couleur. Une première œuvre a été réalisée en collaboration avec les designers locales Anne-Marie Laflamme (B.A. gestion et design de la mode, 2008) et Catherine Métivier (B.A. gestion et design de la mode, 2017), d’atelier b. «Elles ont conçu une veste rappelant le sarrau de laboratoire sur lequel j’ai guidé la croissance des bactéries par des jeux de pochoirs, permettant à la fois de teindre et d’imprimer le textile», explique Vanessa Mardirossian. Le procédé de coloration des tissus à l’avocat et à l’oignon donne de belles couleurs durables aux tissus, fait remarquer la chercheuse, «puisque ces aliments contiennent un tannin naturel faisant en sorte que les couleurs sur les tissus ont une plus grande résistance à la lumière et au lavage».
Comme ce sont des couleurs naturelles, elles peuvent tout de même réagir à la température et à la lumière, poursuit la chercheuse. «Il sera intéressant de voir comment la couleur des vêtements évoluera au fil des jours durant l’exposition.» Pour créer les imprimés des vêtements, Vanessa Mardirossian s’inspire des «motifs» se formant sur les plaques (voir image) sur lesquelles logent les bactéries en laboratoire. «Les microbiologistes, par exemple, utilisent la technique de la plaque de stries afin de distinguer et d’isoler les colonies de bactéries, explique la chercheuse. Ce mouvement ainsi créé par les bactéries donne des motifs zigzagués que je reprends ensuite sur les tissus.»
Les textiles utilisés pour l’exposition proviennent de la maison Montloup, une entreprise montréalaise œuvrant dans la création et la conception de tissus tricotés biologiques fabriqués au Canada. Les retailles de tissu seront récupérées par la designer Marie-Ève Proulx, cofondatrice de la marque écoresponsable Odeyalo, pour en faire un vêtement. L’œuvre sera dévoilée plus tard au cours de l’événement.
«L’exposition est évolutive et s’inscrit dans une optique de slow fashion», souligne Vanessa Mardirossian. Des tableaux et une vidéo explicative sur les procédés de coloration compléteront l’exposition. «Les tableaux montreront différentes familles de couleurs, comme les jaunes, les rouges et les gris, et permettront de mieux comprendre l’évolution et la modulation des couleurs, au fil des jours ou selon les procédés employés», dit la chercheuse.
La designer textile documente également sa démarche sur son compte Instagram. «Je montre ce qui se passe en vue de la préparation de l’exposition, les tests effectués et les résultats obtenus, dit-elle. Je partage mes connaissances, mes inspirations et mes réflexions. C’est comme une extension de l’exposition et un accès à l’arrière-scène.»
L’exposition Culture de la couleur bénéficie du soutien financier du réseau Hexagram, dont Vanessa Mardirossian est membre étudiante, et du Conseil de recherches en sciences humaines.