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Protéger le patrimoine industriel

La Ville de Montréal soumet des orientations pour mettre en valeur 46 ensembles industriels sur son territoire.

Par Claude Gauvreau

30 avril 2021 à 14 h 04

Mis à jour le 3 mai 2021 à 15 h 05

Série L’actualité vue par nos experts
Des professeurs et chercheurs de l’UQAM se prononcent sur des enjeux de l’actualité québécoise, canadienne ou internationale.

Depuis les 15 dernières années, on observe une plus grande sensibilité à l’égard du patrimoine industriel montréalais. En vue de l’élaboration de son nouveau Plan d’urbanisme et de mobilité, la Ville de Montréal soumet à la consultation publique (28 avril-10 mai) des orientations visant à conserver et à mettre en valeur 46 ensembles d’intérêt patrimonial. Situés dans divers arrondissements de la métropole (Sud-Ouest, Lachine, LaSalle, Mercier-Hochelaga-Maisonneuve, etc.), ces ensembles incluent, notamment, le complexe de Farine Five Roses, avec son enseigne emblématique, l’imposant Silo no 5, sur la promenade du Vieux-Port, le raffineur Sucre Lantic, ou encore la célèbre brasserie Molson, sur la rue Notre-Dame dans l’est de Montréal.

La professeure du Département d’histoire Joanne Burgess, directrice du Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal, connaît bien ce dossier. «J’ai fait partie du comité de travail qui a alimenté les réflexions de la Ville de Montréal, notamment en ce qui concerne le repérage et la documentation des ensembles industriels ayant une valeur patrimoniale significative», précise la chercheuse.

Les ensembles industriels visés par le document de consultation occupent de vastes terrains, souvent à l’abandon. Certains posent des problèmes de contamination. Dans le secteur du canal de Lachine, convoité par plusieurs promoteurs privés, la Ville s’interroge sur les stratégies à élaborer pour protéger ces énormes complexes, qui regroupent des bâtiments, des machines, des cheminées, des voies ferrées et des équipements divers.

Souvent peu accessibles et en retrait de la trame urbaine avoisinante, ces ensembles sont très différents de certains bâtiments industriels intégrés dans les quartiers, qui ont été transformés relativement facilement pour d’autres usages: logements, bureaux ou ateliers d’artistes, observe Joanne Burgess. «Il sera important d’identifier les éléments des grands complexes qui méritent d’être préservés parce qu’ils servent la mémoire collective.»

«Tout le monde connaît la brasserie Molson, mais toutes les entreprises ne possèdent pas la même charge mémorielle, ce qui explique que la population soit moins sensible à l’importance de certaines d’entre elles.»

Joanne Burgess,

Professeure au Département d’histoire

Quelles valeurs patrimoniales?

Les 46 ensembles ont été sélectionnés en fonction des différents types de valeurs – historique, architecturale et urbanistique – attribuées au patrimoine industriel. Plusieurs ensembles industriels comportent un intérêt historique, rappelant la place de métropole économique que Montréal a occupée au fil du temps. Ils présentent également un intérêt architectural lié, entre autres, à la qualité formelle de leurs édifices et spatiale de leurs sites. «Certains bâtiments sont associés à des firmes d’architecture importantes ou conservent des traces matérielles de procédés de fabrication et d’innovations technologiques», note Joanne Burgess. Enfin, les ensembles offrent un intérêt urbanistique dans la mesure où ils font partie des paysages identitaires montréalais, constituant dans certains cas des points de repère ancrés dans la vie des quartiers.

Les complexes témoignent de l’ancienneté et de la continuité de l’activité industrielle à Montréal, poursuit l’historienne. «Tout le monde connaît la brasserie Molson, mais toutes les entreprises ne possèdent pas la même charge mémorielle, ce qui explique que la population soit moins sensible à l’importance de certaines d’entre elles. Peu de gens, par exemple, savent que la Dominion Bridge, une entreprise renommée à l’échelle canadienne, qui a cessé ses activités en 2003, a produit une grande partie des matériaux nécessaires à la construction du pont Jacques-Cartier.»

Plusieurs ensembles industriels ne sont plus occupés aujourd’hui par l’entreprise d’origine, qui a façonné le site. «Au moment où celle-ci a cessé ses activités, d’autres propriétaires fonciers ont pris la relève avec des occupants différents, ou ont abandonné, voire détruit, certaines parties du site», indique Joanne Burgess. Plusieurs questions demeurent concernant l’avenir de ces ensembles. Quelles traces doit-on conserver de leurs activités? Quels éléments du bâti devraient être démolis? Quels sont les travaux de décontamination des sols requis?

«Établir un cadre réglementaire n’est pas suffisant, dit la chercheuse. Il s’agit surtout de trouver de nouvelles vocations pour assurer le développement des ensembles ayant une valeur patrimoniale exceptionnelle, et de mettre en place des mécanismes de planification concertée avec différents acteurs: entrepreneurs, professionnels, services de la Ville, partenaires gouvernementaux et groupes de citoyens.»

«Pour préserver le patrimoine industriel, il faut se livrer à un exercice rigoureux d’inventaire et d’évaluation, réfléchir à des projets de requalification et travailler avec les communautés locales pour imaginer des usages réalistes qui répondent à des besoins.»

L’enjeu de la requalification

La Ville de Montréal propose une approche de requalification adaptée aux spécificités des sites industriels en l’inscrivant dans une démarche permettant d’arrimer la dimension patrimoniale à des besoins socio-économiques et culturels. La requalification suppose un processus de consultation afin d’assurer l’acceptabilité sociale des projets.

«On peut s’inspirer, notamment, des initiatives de réaménagement de certains bâtiments des anciennes usines Angus dans le quartier Rosemont, qui constituent un bel exemple de reconversion du patrimoine bâti, souligne Joanne Burgess. Pensons aussi au projet du Bâtiment 7, vestige des ateliers ferroviaires du Canadien National à Pointe-Saint-Charles.» Mis en place par le Collectif 7 à Nous, un organisme à but non lucratif qui réunit des citoyens et des représentants de groupes culturels et communautaires issus de l’économie sociale, le Bâtiment 7 offre à la population du quartier des services de proximité, des ateliers collectifs (mécanique, bois, céramique, sérigraphie) et une brasserie artisanale. D’autres projets prévoient qu’on y accueille un Centre de la petite enfance, un magasin d’alimentation autogéré et un centre de santé communautaire.

Par ailleurs, certains ensembles industriels vacants ou sous-occupés, dont la Ville est propriétaire, pourraient servir à des usages transitoires comme préalables à un aménagement pérenne, s’inscrivant ainsi dans la mouvance de l’urbanisme à échelle humaine. «Encore là, on peut s’inspirer du projet Young, réalisé entre 2017 et 2019, qui a permis à une quinzaine d’entrepreneurs, d’artistes et de leaders de projets communautaires d’investir temporairement un bâtiment vacant du quartier Griffintown appartenant à la Ville», rappelle la professeure. Ce projet a été mis sur pied, entre autres, par l’organisme Entremise, qui regroupe des spécialistes en architecture, en design urbain, en patrimoine et en finance. Le Collectif Villes Autrement de l’UQAM a conclu récemment une entente de partenariat avec Entremise afin d’effectuer des études sur les impacts des projets de l’organisme.

Des défis complexes

La Ville de Montréal est consciente des défs complexes que comportent la préservation et la mise en valeur des sites industriels, surtout que certains d’entre eux conservent des fonctions économiques diverses qu’il faut éviter de fragiliser. «Pour d’autres, il faut penser à des projets de reconversion, remarque Joanne Burgess. Enfin, on doit poursuivre l’acquisition de connaissances en documentant l’intérêt historique des bâtiments, y compris ceux qui ne pourront pas être conservés.»

Selon la professeure, il existe désormais un consensus sur l’importance de protéger l’héritage industriel d’intérêt patrimonial, dont certains ensembles, comme le Silo no 5 et la brasserie Molson, sont emblématiques. «La stratégie générale de la Ville de Montréal est la bonne, soutient Joanne Burgess. Pour préserver le patrimoine industriel, il faut se livrer à un exercice rigoureux d’inventaire et d’évaluation, réfléchir à des projets de requalification et travailler avec les communautés locales pour imaginer des usages réalistes qui répondent à des besoins. Par le passé, nous avons connu trop d’exemples de bâtiments et d’équipements patrimoniaux que l’on voulait préserver, mais qui ont fini par se dégrader parce qu’ils n’avaient pas d’occupants et de fonctions viables.»

Pour en apprendre davantage sur les 46 ensembles industriels, on peut consulter leurs fiches de présentation.