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Au théâtre de la différence

Menka Nagrani est l’une des premières metteuses en scène au Québec à avoir formé et embauché des artistes atteints de déficience intellectuelle.

Par Valérie Martin

22 janvier 2021 à 11 h 01

Mis à jour le 7 juin 2022 à 12 h 11

Depuis plus de 15 ans, la metteuse en scène, chorégraphe et directrice artistique Menka Nagrani (B.A. animation et recherches culturelles, 2001; M.A. théâtre, 2015) présente des spectacles engagés, à la croisée de la danse contemporaine, du théâtre expérimental et de la musique. Inclusifs, ses spectacles mettent en scène des artistes atypiques. Elle a fondé, en 2004, Les Productions des pieds des mains, l’une des premières compagnies de danse-théâtre québécoises à embaucher des artistes ayant, entre autres, une déficience intellectuelle.

Menka Nagrani.Photo: Karin Benedict

En décembre 2020, Menka Nagrani a été nommée membre de l’Ordre du Canada pour sa contribution à la diversité et à l’inclusion des personnes en situation de handicap, et à la reconnaissance du statut d’artistes professionnels des artistes atypiques. Elle a aussi reçu le Prix à la création artistique du Conseil des arts et des lettres du Québec, en 2012, pour l’ensemble de son parcours artistique et a fait partie des lauréats du prix Hommage – 40 ans de la Charte des droits et libertés de la personne, en 2015, qui soulignait une contribution exceptionnelle à la promotion des droits de la personne.

En rupture avec les conventions, les œuvres de Menka Nagrani soulèvent des questions sur des enjeux esthétiques et sociaux tout en étant d’une grande sensibilité. Elles ont été présentées au Québec et au Canada, ainsi que partout dans le monde, des États-Unis à l’Europe en passant par l’Inde et le Japon.

«J’aime parler des causes qui me tiennent à cœur», affirme la metteuse en scène. Écrite par Alexis Martin, la pièce Pharmakon traitait de l’usage des médicaments dans notre société et mettait en scène des artistes trisomiques. «Cette pièce m’a permis d’aborder le fait que les personnes ayant un handicap n’ont pas toujours la capacité d’être critiques par rapport aux médicaments qu’on leur prescrit, illustre-t-elle. Il y a des risques d’abus.» La pièce, qui a été montée au Gésu, a obtenu un Cochon d’or (Prix de la Relève artistique québécoise) en 2011.

«Offrir une formation professionnelle en danse et en théâtre à des personnes vivant avec un handicap, c’était du jamais vu il y a 20 ans. Au Québec, il n’y avait pour ces personnes que l’art thérapie ou des cours amateurs.»

Menka Nagrani,

Metteuse en scène et enseignante au Centre des arts de la scène Les Muses

Revisitant l’opéra Faust, la pièce Le Temps des marguerites proposait une jeune Marguerite, un personnage de la pièce reconnu pour sa beauté, atteinte du syndrome de Down. «L’image de la beauté est ainsi décalée», dit Menka Nagrani. L’œuvre s’est classée au palmarès des quatre meilleurs spectacles de danse-théâtre présentés au Canada en 2007, selon le quotidien The Globe and Mail.

Passionnée de musique et de danse traditionnelle québécoises, Menka Nagrani aime intégrer dans ses productions des éléments de danse traditionnelle, qu’elle modernise ou ajoute à une chorégraphie contemporaine. «La musique traditionnelle est méconnue au Québec alors qu’il existe pourtant d’excellents musiciens du genre, regrette-t-elle. C’est vu comme dépassé.» La danse traditionnelle subit le même sort, selon elle. «On enseigne la claquette américaine dans les écoles de danse conventionnelles, sans enseigner des traditions comme la gigue, si riche et expressive», croit celle qui s’est formée à la danse traditionnelle avec Marie-Soleil Pilette, une des premières chorégraphes à avoir fusionné danse contemporaine et danse traditionnelle québécoise.

L’un des derniers spectacles de la compagnie, Cendres, qui a été présenté au Théâtre Prospéro en 2019, allie gigue et complaintes traditionnelles québécoises, théâtre et danse contemporaine. La pièce, qui raconte l’histoire d’une fratrie qui devient orpheline suite à un incendie, met en vedette Gabrielle Marion-Rivard, elle-même atteinte de déficience intellectuelle et connue pour son rôle dans le film Gabrielle (2013) de Louise Archambault. «J’ai voulu démontrer qu’il est possible de faire un spectacle musical à partir de notre patrimoine québécois musical et dansé, déclare Menka Nagrani. J’ose proposer une nouvelle formule de musical plus proche de nous que les œuvres présentées, par exemple, sur Broadway.» Écrite par la dramaturge Emmanuelle Jimenez et mise en scène et chorégraphiée par Menka Nagrani, la pièce sera de nouveau en tournée aux quatre coins du Québec à l’automne 2021, si les conditions sanitaires le permettent.

Une formation sur mesure

Pour former les actrices et acteurs atypiques, la metteuse en scène a développé une approche pédagogique unique qu’elle enseigne aujourd’hui aux quatre coins de la planète. Elle a donné plusieurs formations et classes de maître tout en participant à des créations pour des compagnies de théâtre inclusives comme Theatre Terrific, à Vancouver, Hart Center, à Kingston, et L’oiseau mouche, à Roubaix, en France. 

La pièce Pharmakon traite de l’usage des médicaments dans notre société. Photo: Élisa Côté

«J’ai vite compris que je devais adapter mon enseignement», raconte Menka Nagrani, qui a commencé à donner des cours de danse à des personnes vivant avec une déficience intellectuelle par hasard, alors qu’elle était encore aux études. Son expérience lui a ensuite valu d’être embauchée comme enseignante de danse au Centre des arts de la scène Les Muses, une école montréalaise offrant une formation professionnelle en danse, en chant et en théâtre aux artistes de la scène souffrant d’une déficience intellectuelle, d’un trouble du spectre de l’autisme ou de limitations physiques ou sensorielles, qui n’ont pas la chance d’étudier dans les écoles régulières en raison de leur handicap.

Aux Muses, où elle enseigne toujours, Menka Nagrani a pour tâche de créer une formation professionnelle en danse. «Offrir ce genre de formation à des personnes vivant avec un handicap, c’était du jamais vu il y a 20 ans. Au Québec, il n’y avait pour ces personnes que l’art thérapie ou des cours amateurs», se remémore-t-elle. Pour monter son programme, elle visite plusieurs compagnies artistiques européennes qui travaillent avec des artistes atypiques. «C’est une tradition en Europe, cela fait plus de 40 ans que ces compagnies-là existent», témoigne la metteuse en scène.

« Le handicap n’est pas une excuse pour un spectacle de moins bonne qualité. J’exige le même niveau d’excellence des actrices et acteurs atypiques que neurotypiques. »

Menka Nagrani,

Metteuse en scène

En Europe, le fonctionnement est toutefois différent de celui que Menka Nagrani a mis en place dans sa propre compagnie et dans le programme de danse. «Chaque compagnie travaille avec des actrices et acteurs ayant tous le même handicap, illustre-t-elle. Ces derniers ne travaillent habituellement qu’au sein d’une seule compagnie alors que j’ai toujours eu dans l’idée d’offrir une formation polyvalente qui amène les artistes à être indépendants et à pouvoir être embauchés par différentes compagnies, tout comme leurs collègues neurotypiques.»

Les classes de formation de Menka Nagrani sont de vrais laboratoires d’exploration. «Ma polyvalence – elle est formée en danse, en théâtre et en piano classique – fait en sorte que je dispose de beaucoup d’outils pour développer diverses approches, dit-elle. Plus j’acquière de connaissances et plus je suis capable d’aider les artistes atypiques à se dépasser et à s’améliorer.»

Se battre contre les préjugés

Au début de sa carrière, la metteuse en scène a dû faire face aux nombreux préjugés du milieu des arts. «Les gens n’avaient pas d’autres références que les troupes d’amateurs et plusieurs croyaient qu’il était impossible de présenter un spectacle professionnel et de qualité avec des actrices et acteurs atypiques», se rappelle Menka Nagrani. Lors d’une représentation de la pièce Leçons, une journaliste avait même déclaré qu’elle y assistait pour faire une bonne action! «Elle a plutôt été impressionnée par la puissance et la qualité de la pièce», s’amuse la metteuse en scène. Le handicap n’est pas une excuse pour un spectacle de moins bonne qualité, martèle-t-elle. «J’exige le même niveau d’excellence des actrices et acteurs atypiques que neurotypiques.»

Le milieu est désormais beaucoup plus ouvert à la différence, note la metteuse en scène. «Au départ, je ne pouvais même pas obtenir de subventions gouvernementales, étant donné que les membres de la troupe n’étaient pas considérés comme des artistes professionnels puisqu’ils n’avaient pas joué dans d’autres pièces ou à la télé et qu’ils n’avaient pas obtenu de diplôme dans une école de théâtre reconnue, explique-t-elle. La situation est fort différente aujourd’hui: il existe une foule de subventions pour les artistes souffrant d’un handicap.»

Pour faire évoluer les mentalités, Menka Nagrani a aussi fait de la sensibilisation auprès des personnes… en situation de handicap et des membres de leur entourage. «Être un artiste de la scène professionnel, cela demande une rigueur et un régime de vie strict, afin de se maintenir en forme et d’éviter les blessures, fait-elle remarquer. Il faut être prêt à faire un tel choix et l’assumer, que l’on soit atypique ou neurotypique.»

«Les actrices et acteurs neurotypiques cherchent constamment à atteindre un état de présence sur scène, tandis que les actrices et acteurs atypiques, eux, l’ont naturellement.»

Menka Nagrani,

Metteuse en scène

Travailler avec des artistes atypiques demande évidemment une gestion particulière. «Si je veux être certaine qu’un de mes danseurs trisomiques assiste à ses répétitions, je dois contacter ses parents ou ses intervenants ainsi que le transport adapté, pour leur faire part de l’horaire», illustre Menka Nagrani.

Le plaisir qu’elle a à travailler avec ses artistes atypiques compense largement ces petits problèmes de logistique. Selon la metteuse en scène, ces artistes possèdent des qualités «naturelles» comme la présence et la spontanéité. «Les actrices et acteurs neurotypiques cherchent constamment à atteindre un état de présence sur scène, tandis que les actrices et acteurs atypiques, eux, l’ont naturellement. Ils ne sont ni dans l’autocritique, ni dans l’autocensure. Ils font preuve d’une grande intensité dans le jeu.» Leur manière de bouger est également différente, ce qui crée une esthétique particulière qu’il est intéressant d’explorer, note Menka Nagrani.

Courts métrages et retour sur scène

Le court métrage Eurêka!, qui met en scène un nouveau monde gouverné par des trisomiques, a fait l’objet d’un documentaire produit par l’ONF, lequel sortira sous peu. Sur la photo, on voiti l’actrice Marilyne Castonguay (C’est comme ça que je t’aime, L’Affaire Dumont, Plan B, etc.), la seule comédienne neurotypique de la distribution.Photo: Catherine Morin

Même si les spectacles en salle sont reportés en raison de la pandémie, Menka Nagrani et sa troupe ne chôment pas. Les Productions des pieds des mains sont aussi reconnues pour leurs courts métrages, dont le film sans parole Eurêka! (2016), dirigé par David Ricard et Menka Nagrani. L’œuvre, qui met en scène un nouveau monde gouverné par des trisomiques ayant élu domicile dans une ancienne foire, a fait l’objet d’un documentaire produit par l’ONF, lequel sortira sous peu.

La compagnie a aussi tourné et réalisé au cours de l’année 2020 une œuvre numérique, Cendres d’été, adaptée du spectacle Cendres. «Ce n’est pas une copie conforme, plutôt un dérivé de la pièce à laquelle s’est jointe pour l’occasion le groupe de musique traditionnelle É.T.É», précise la metteuse en scène. Cendres d’été a été présentée une seule fois, en octobre dernier, à partir du site web du festival de musique La Virée Trad, qui a transposé sa programmation en ligne en 2020.

Dans le cadre d’une résidence à la Maison de la culture Ahuntsic, la troupe de Menka Nagrani s’affaire à la création d’un nouveau spectacle d’improvisation. Les artistes suivent présentement un stage de perfectionnement en improvisation donné par le danseur Andrew Harwood et la comédienne Sylvie Moreau (B.A. art dramatique, 1991). Le projet sera présenté dans les Maisons de la culture à l’hiver 2022.