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Le danger de moraliser la science

L’historien Yves Gingras dénonce l’amalgame entre pratique de la science et comportement moral des scientifiques.

Par Marie-Claude Bourdon

19 octobre 2021 à 15 h 10

Mis à jour le 19 octobre 2021 à 15 h 10

Selon l’historien, il faut se méfier de la volonté de rendre la science vertueuse. Photo: Getty images

Après avoir écrit sur l’«impossible dialogue» entre science et religion, en 2016, le professeur du Département d’histoire Yves Gingras s’intéresse, dans ses récentes recherches, au mauvais ménage entre morale et recherche scientifique. Le 26 octobre prochain, l’historien présentera une conférence intitulée «Moralisation de la science et autonomie de la recherche», dans laquelle il exposera quelques cas qui témoignent du danger de vouloir imposer au domaine scientifique des normes qui n’ont rien à voir avec la science.

En introduction d’un article qu’il a fait paraître sur le sujet dans la revue Savoir/Agir, Yves Gingras rapporte que la National Science Foundation (NSF) américaine ainsi que les National Institutes of Health (NIH) ont récemment adopté de nouvelles politiques visant à empêcher des personnes accusées de harcèlement sexuel d’obtenir des subventions pour leurs recherches ou de siéger à des comités d’évaluation. Dans certains cas, les mesures peuvent s’appliquer sur la base de simples allégations.

«Personne ne s’oppose au fait de sanctionner un comportement répréhensible, note le professeur. Mais, jusqu’à récemment, la pratique scientifique était soumise à des normes relevant du domaine de la science.»

Marie Curie dans l’eau chaude

Pour Yves Gingras, cette nouvelle moralisation de la science est inquiétante. Si le fait de lier les subventions au «bon» comportement social et moral des scientifiques avait existé en son temps, illustre-t-il, Marie Curie, dénoncée dans les journaux de l’époque pour sa liaison avec un homme marié (le physicien Paul Langevin), aurait été dans l’eau chaude. Ce scandale aurait d’ailleurs pu lui faire perdre son prix Nobel de chimie. Au moment de l’annonce de son prix, en 1910, le porte-parole du comité Nobel lui avait d’ailleurs demandé de ne pas se présenter à la cérémonie de remise du prix!

«Heureusement, elle s’est défendue, raconte Yves Gingras. Elle a rappelé au comité que le prix lui avait été décerné pour sa découverte du polonium et du radium et qu’il n’y avait pas de relation entre son travail scientifique et sa vie privée.»

Valery Fabrikant a-t-il le droit de publier?

L’historien présente d’autres cas qui démontrent la difficulté d’amalgamer science et morale. Il s’attarde, entre autres, à la controverse suscitée par la production scientifique de Valery Fabrikant, cet ex-professeur de l’Université Concordia emprisonné à vie après avoir assassiné quatre de ses collègues.

Peu le savent, mais cet ancien professeur d’ingénierie a poursuivi «ses recherches théoriques et a publié des articles dans des revues académiques reconnues par ses pairs en indiquant sa cellule de prison comme adresse institutionnelle», rapporte Yves Gingras. Or, la publication de l’un de ces articles dans une revue internationale, en 1996, a déclenché une plainte de la part du recteur de l’Université Concordia. Le recteur ainsi que la famille d’une des victimes estimaient que Fabrikant aurait dû être interdit de publier.

L’éditeur de la revue était embêté, raconte l’historien, et avait voulu retirer l’article. Mais quand il mettait son chapeau de scientifique, il ne pouvait que s’incliner devant la solidité des résultats soumis dans l’article. À l’époque, un professeur d’éthique de la recherche avait d’ailleurs rappelé que «les crimes individuels sont punis par la société et ne devraient pas influencer le jugement sur la validité des résultats scientifiques», souligne Yves Gingras. Un autre avait fait remarquer que «la suppression des connaissances est incompatible avec l’objectif de la science». 

Cette vision a prévalu puisque Valery Fabrikant a continué à publier, faisant paraître plus de 50 articles entre 1996 et 2018, dans près de 20 revues scientifiques. «Sa carrière illustre de manière extrême à quel point les normes de conduite dans le domaine scientifique peuvent différer des normes morales de la société ou du sens commun», observe l’historien.

Liberté universitaire et moralisation de la science

Cet intérêt d’Yves Gingras pour la moralisation de la science n’est pas étranger à son travail au sein de la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique. Cette commission a récemment publié les résultats d’un sondage révélant que 60% des professeurs d’université ayant répondu  au questionnaire se censurent en évitant l’utilisation de certains mots et que plus du tiers évitent d’enseigner certains sujets.

Une autre forme d’auto-censure observée par l’historien se manifeste dans des cas récents de rétractation. «Avant, les rétractations, en sciences, étaient fondées sur des erreurs, des cas de fraude ou parce que les résultats n’étaient pas reproductibles, remarque le professeur. Aujourd’hui, des auteurs se rétractent même si leurs résultats sont valides et que leur méthode était bonne.»

Pourquoi se rétractent-ils? Dans une chronique intitulée «Évaluation par les pairs ou par les tweets?» parue dans la revue Pour la Science, Yves Gingras donne l’exemple d’une étude de bibliométrie, publiée dans Nature Communications, qui concluait que des chercheuses formées par des femmes mentores avaient moins d’impact mesuré par le nombre de citations dans des revues scientifiques que des chercheuses qui avaient eu des hommes pour mentors. «Devant le tollé soulevé par leur conclusion, les auteurs, deux femmes et un homme, ont préféré se rétracter, faisant valoir qu’ils étaient très impliqués dans la défense pour l’égalité», explique Yves Gingras. L’article a été retiré de la revue et les auteurs se sont même excusés de «tout dommage involontaire» que sa publication aurait pu créer! 

«Il aurait dû y avoir un débat sur l’interprétation des résultats scientifiques, dit Yves Gingras, Au lieu de cela, l’article a été retiré sur des bases qui n’ont rien à voir avec ce qui était considéré jusqu’ici comme des bases scientifiques de rétractation. D’ailleurs, on peut être certain que si l’étude avait démontré que les femmes formées par les femmes avaient plus d’impact, tout le monde aurait applaudi sans se soucier de la méthode!»

Autonomie de la science

Selon l’historien, les années d’après-guerre, celles qu’on appelle les 30 glorieuses, ont été une période de croissance extraordinaire pour la recherche scientifique. À l’époque, on promouvait l’universalisme et l’autonomie de la science. Aujourd’hui, ces normes sont sérieusement remises en question. 

Déjà, à partir des années 1980, le rétrécissement des financements publics a commencé à entraver l’indépendance de la science pour en faire une science plus orientée, note Yves Gingras. Mais c’est dans les années 1990 que sont apparus, selon lui, les premiers signes de la moralisation de la science telle qu’elle se manifeste aujourd’hui.

«La rhétorique de la science qui doit être au service de la société commence à s’imposer dans les années 1990, souligne le professeur. Et qui peut s’opposer à cela? Qui est contre l’égalité? Personne, évidemment. Sauf que ce discours s’est amplifié à tous les niveaux, jusque dans les organismes subventionnaires, et cela fait qu’on assiste aujourd’hui à un contrôle des organismes subventionnaires fédéraux sur la pensée.»

Selon l’historien, il faut se méfier de la volonté de rendre la science vertueuse. «Quand on parle de la société, de qui parle-t-on au juste, demande-t-il? Des bobos antispécistes ou des agriculteurs? Ces deux groupes font partie de la société, mais ils sont en lutte. On ne sert pas la société. On sert des groupes sociaux.»

Yves Gingras dénonce, en vrac, les exigences pointilleuses et artificielles des comités d’éthique de la recherche («des sources de censure, même s’ils le nient»), l’obligation, dans les formulaires des Chaires de recherche du Canada, de soumettre des engagements en matière d’EDI (équité, diversité, inclusion) qui, dans certains cas, occupent plus d’espace que la description des projets comme tels, et même les contraintes obligeant les scientifiques qui travaillent sur des sujets touchant les Autochtones à valider leurs résultats de recherche auprès de ces derniers.

«Je sais qu’il y a des chercheurs qui ne travaillent plus sur ces sujets parce qu’ils ne veulent pas se soumettre à cela, dit-il. Si vous effectuez des recherches sur Monsanto, allez-vous demander l’avis de Monsanto sur vos résultats avant de publier?» Le professeur raconte qu’il a déjà lu un extrait d’une politique de la recherche lors d’une conférence en remplaçant le mot «Autochtones» par «Monsanto». «Les gens trouvaient que cela n’avait pas de sens, rapporte-t-il. Évidemment, car ce genre de censure diminue l’autonomie de la recherche et l’autonomie de la recherche, c’est fondamental.»

Selon Yves Gingras, «les bons sentiments ne font pas de la bonne science». «La science, dit-il, n’est pas moralement bonne ou mauvaise. E=mc2, ça peut servir à faire des bombes ou de l’électricité.»         

Science, liberté et justice

La conférence d’Yves Gingras sera présentée le 26 octobre, de 14 h à 16 h, sur Zoom, dans le cadre du Cycle de conférences «Science, liberté et justice» de la Chaire UNESCO d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique.

Parmi les autres événements prévus, Élisabeth Kayne et Jacques Kurtness, cotitulaires de la Chaire UNESCO en transmission culturelle chez les Premiers Peuples comme dynamique de mieux-être et d’empowerment, à l’Université du Québec à Chicoutimi, présenteront le 23 novembre une conférence intitulée «L’hégémonie de la science face au retour des savoirs alternatifs».

Le 25 janvier, Jorge Flores-Aranda, professeur à l’École de travail social, prononcera la conférence «La recherche communautaire comme réponse à l’injustice épistémique vécue par les personnes de la diversité sexuelle et de genre».

Le 15 février, l’ancien professeur du Département de philosophie Paul Dumouchel offrira la conférence «À l’heure du télétravail, le leurre de la liberté».

Le 15 mars, le professeur du Département de science politique Yves Couture prononcera la conférence «Nietzsche, la critique et la science».

Le 5 avril, Frédéric Bouchard, de l’Université de Montréal, en compagnie des professeurs Serge Robert, du Département de philosophie, et Ève Séguin, du Département de science politique, animeront la table ronde «Causes et conséquences de l’inculture scientifique en démocratie». 

On peut consulter le programme complet du cycle de conférences sur le site de la Chaire.