
On dit que Montréal est l’une des villes les plus sécuritaires au monde. Mais pour qui? Pas pour les femmes et les jeunes filles, soutiennent les autrices de l’étude «Les impacts du harcèlement de rue sur les femmes à Montréal», qui constitue la première recherche universitaire au Québec visant à documenter précisément les impacts des violences commises contre les femmes dans l’espace public. Cette étude, dont les résultats ont été dévoilés le 14 avril à l’occasion de la Semaine internationale de lutte contre le harcèlement de rue, a été menée par le Centre d’éducation et d’action des femmes de Montréal (CÉAF) et une équipe de recherche dirigée par Mélissa Blais (M.A. histoire, 2007; Ph.D., sociologie, 2018), professeure à l’Université du Québec en Outaouais et professeure associée à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF).
S’appuyant sur les données d’un sondage en ligne réalisé par le CÉAF et sur des témoignages recueillis dans des groupes de discussion (focus groupes), l’étude examine les conséquences du harcèlement de rue sur les femmes en fonction des rapports de pouvoir basés notamment sur la racialisation, la classe sociale, l’orientation sexuelle, l’expression de genre, la situation de handicap et l’âge. Elle montre que les femmes sont confrontées à des épisodes de harcèlement dans le cadre de leurs activités et déplacements quotidiens, non seulement dans la rue, mais aussi dans le transport en commun, les parcs, les établissements d’enseignement et les commerces de la métropole.
Coordonnée par le Service aux collectivités (SAC) de l’UQAM, l’étude est cosignée par Mélusine Dumerchat, doctorante en sociologie, et Audrey Simard, candidate à la maîtrise en sociologie, respectivement stagiaire et organisatrice communautaire au CÉAF.
Exemples de harcèlement
Que faut-il entendre par harcèlement de rue ? Selon les chercheuses, cette expression renvoie à des actes associés à la violence sexuelle, physique, verbale ou psychologique, commis de manière récurrente dans l’espace public par des inconnus, majoritairement des hommes, qui ciblent majoritairement des femmes. Le harcèlement de rue inclut divers types de comportements: suivre, insulter, siffler, menacer, commenter l’apparence physique, poser des questions intrusives sur l’expression de genre ou le parcours migratoire, solliciter sexuellement, fixer du regard, faire des attouchements, exhiber ses organes génitaux.
«On constate que les gestes qui semblent les plus anodins, comme siffler une inconnue dans la rue, peuvent avoir des impacts importants et parfois durables dans la vie des femmes, notamment parce que ces gestes agissent comme des avertissements et font craindre une escalade de violences, pouvant aller jusqu’à une agression sexuelle», souligne Mélissa Blais.
Le harcèlement de rue brime la possibilité d’occuper l’espace public et d’y circuler librement, à toute heure, mais encore plus la nuit. Il contraint les femmes à contourner certains lieux ou à éviter d’y flâner, à s’assurer d’être toujours en mouvement, à restreindre, voire proscrire les sorties, surtout nocturnes et plus particulièrement en solitaire et à changer ses modes de déplacement et ses itinéraires.
Des participantes à la recherche ont témoigné d’épisodes de harcèlement et d’agression sexuelle dans la rue ou les transports en commun alors qu’elles étaient mineures. «Ces données devraient nous inquiéter, note Mélissa Blais, car elles révèlent la présence d’impacts tels que l’hypervigilance lors des déplacements ou la peur des hommes inconnus, qui marquent les Montréalaises dès le début de l’adolescence.»
Quelques faits saillants
– Les harceleurs sont des hommes et des adolescents de toute classe sociale, origine et de tout âge.
– Plusieurs harceleurs, voire agresseurs, peuvent être qualifiés de pédocriminels.
– Ils harcèlent et agressent seuls ou en groupe.
– Leurs actes semblent souvent prémédités. Ils font usage de divers stratagèmes pour leurrer celles qu’ils veulent agresser.
– Certains abusent de leur position d’autorité pour harceler (des policiers, par exemple).
– Certains sont des automobilistes (dont des chauffeurs de taxi et de transport adapté).
– Lorsque des femmes commettent du harcèlement de rue, c’est à l’égard d’autres femmes et leurs attaques ont généralement un caractère raciste.
– Les victimes sont des femmes, des adolescentes et des enfants: elles sont souvent mineures lors de leur première expérience de harcèlement de rue.
– Des mères sont ciblées lorsqu’elles sont en présence de leurs enfants.
– Toutes les femmes sont susceptibles de subir du harcèlement de rue, mais certaines semblent davantage exposées: les femmes trans, lesbiennes ou bisexuelles, en situation de handicap, racisées ou issues des classes populaires.
– Les femmes qui ne correspondent pas aux normes de beauté associées à la féminité, comme les femmes tatouées ou ayant une pilosité visible, sont aussi particulièrement ciblées.
– Elles sont harcelées peu importe leur tenue vestimentaire ou leur comportement.
Une violence peu étudiée
Ailleurs dans le monde, le harcèlement de rue est source de préoccupations depuis plusieurs années, notamment pour les milieux de la recherche, alors qu’il est très peu étudié au Canada et encore moins à Montréal.
Le CÉAF compte parmi les seuls organismes qui travaillent à dénoncer le harcèlement de rue et ce, depuis près de 10 ans. En 2017, lors d’une enquête menée par le Centre, 94% des 240 répondantes disaient avoir vécu du harcèlement de rue dans l’espace public montréalais, dont 20% sur une base hebdomadaire.
Les responsables de la recherche formulent plusieurs recommandations à l’endroit de la Ville de Montréal, de la Société de transport de Montréal, du Service de police de la Ville de Montréal et du gouvernement du Québec, tout en interpellant les groupes engagés contre les violences et la population en général. Ces recommandations ne sont pas axées sur la répression policière, mais sur l’éducation populaire, reconnaissant que la répression entraîne inévitablement du profilage discriminatoire.
Les chercheuses demandent à la Ville de Montréal que des données soient produites à partir des dénonciations afin d’obtenir un portrait fidèle de la situation, et que ces données soient diffusées largement. Elles recommandent que la Ville adopte une analyse féministe, c’est-à-dire une analyse non psychologisante du harcèlement de rue qui inscrit le problème dans les rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes, et entre les personnes blanches et les personnes racisées, notamment. Enfin, elles proposent que la Ville organise des consultations par quartier avec celles qui subissent du harcèlement de rue en vue développer un plan d’action et que des mesures d’intervention soient mises sur pied.
La recherche a été soutenue par le Fonds de recherche du Service aux collectivités, la Faculté des sciences humaines, l’IREF et le Réseau québécois en études féministes (RéQEF).