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Femmes savantes de l’Islam

Les prédicatrices et guérisseuses de l’Afrique de l’Ouest font l’objet d’un volet du projet de recherche international RIMA.

Par Valérie Martin

29 septembre 2021 à 19 h 09

Mis à jour le 29 septembre 2021 à 19 h 09

«Cette idée d’être un bon musulman ou une bonne musulmane est aujourd’hui une question centrale chez les croyantes et croyants», rappelle la chercheuse Marie Nathalie LeBlanc. Photo: Getty Images

La professeure du Département de sociologie Marie Nathalie LeBlanc participe au projet de recherche Inégalités, radicalités et citoyennetés féminines: religiosités islamiques concurrentielles, Maghreb/Afrique de l’Ouest islamisé (RIMA). L’équipe internationale derrière ce projet est composée de 11 chercheuses et chercheurs du Maroc, du Canada, de la France, de la Côte d’Ivoire, du Mali, du Sénégal et du Japon, tous spécialistes de l’Islam. Sous la direction de la chercheuse et anthropologue française Fabienne Samson, elle vise à mieux comprendre comment les femmes s’approprient et mettent en œuvre l’islam pour revendiquer leurs droits et lutter contre les inégalités dont elles souffrent, ou investir l’espace public.

Le contexte politique actuel en l’Afrique de l’Ouest a des effets dévastateurs sur les femmes de cette région. «Les pays du Sahel, tels que le Mali et le Burkina Faso, sont devenus des zones de conflits impliquant divers groupes armés, djihadistes ou milices locales. Plusieurs femmes sont ainsi victimes de violences tout en faisant face à de nombreuses discriminations», mentionne Marie Nathalie LeBlanc, cochercheuse principale du projet et anthropologue de formation dont les recherches portent sur l’Afrique depuis 20 ans. La guerre et ses conséquences pour les femmes ne sont pas le sujet d’étude dans le cadre du projet RIMA. «Cela reste en trame de fond, bien sûr, mais l’équipe de recherche compte davantage observer et analyser les réactions et l’engagement des femmes envers l’Islam dans ce contexte particulier», précise la chercheuse.

Portraits de femmes musulmanes

Les résultats de la recherche seront présentés sous la forme de portraits de femmes. «Il pourrait s’agir d’épisodes de balado racontant divers parcours de femmes, d’une BD illustrant divers récits de vie ou d’une galerie de portraits de femmes dessinés par l’une de nos chercheuses douée pour le dessin», décrit Marie Nathalie LeBlanc, qui est aussi titulaire de la Chaire Islam contemporain en Afrique de l’Ouest (ICAO). Le film documentaire n’est pas envisageable dans le contexte particulier de cette étude. «Ce sont des femmes qui ne veulent pas ou ne peuvent pas être filmées pour des raisons religieuses ou de sécurité», affirme la chercheuse. Marie Nathalie LeBlanc ajoute du même souffle que les portraits seront réalisés en étroite collaboration avec les participantes.

Des enseignantes du Coran

Marie Nathalie LeBlanc réalisera deux enquêtes de terrain en Afrique de l’Ouest autour des pratiques des femmes savantes de l’Islam. La chercheuse s’intéressera aussi aux manières de mettre en scène diverses normes de la «bonne religiosité», que l’on peut définir par la façon dont les individus vivent leur religion, en portant un type de vêtement précis ou en ayant recours à des objets de culte. «Cette idée d’être un bon musulman ou une bonne musulmane est aujourd’hui une question centrale chez les croyantes et croyants», rappelle la chercheuse.

La première recherche s’attardera aux femmes prédicatrices en Islam, les morchidates d’Afrique de l’Ouest. Les futures instructrices religieuses sont formées à l’Institut Mohammed VI du Maroc. «L’établissement, qui a un mandat de formation des étudiants et étudiantes de l’étranger, se positionne comme étant le garant de la bonne religiosité dans le contexte post-11 septembre 2001, précise Marie Nathalie LeBlanc. L’institut revendique un Islam soft, aussi appelé Islam du juste milieu.» On y forme également des imams, mais pas chez les femmes. «Seulement un petit nombre de femmes suivent la formation; elles représentent moins de 10% de la communauté étudiante», estime la chercheuse. L’Institut détermine chaque année le nombre de femmes pouvant suivre la formation de deux ans en fonction de leur répartition géographique. «Il peut y avoir, par exemple, 100 places disponibles pour le Mali et 8 places pour le Ghana, et ainsi de suite», illustre la chercheuse.

La chercheuse se penchera sur la nature de leur travail et sur leur enseignement. «Quelles normes de bonne religiosité choisissent-elles de mettre de l’avant dans leurs prêches? La formation qu’elles ont reçue leur apporte-t-elle un statut privilégié au sein de la société?», se questionne la professeure, qui partira à la rencontre d’instructrices religieuses dans les pays anglophones de l’Afrique de l’Ouest, tels que le Ghana, la Sierra Leone, le Libéria, et le Nigéria. La plupart des prédicatrices enseignent aux femmes, «mais celles qui ne sont pas trop rigoristes peuvent prêcher sur internet et s’adresser à un plus large auditoire», remarque la professeure. Dans certains pays plus ouverts, comme le Mali et le Sénégal, il est accepté que les prédicatrices parlent du Coran aux hommes autant qu’aux femmes. «Il existe même des prédicatrices vedettes qui attirent les fidèles des quatre coins de l’Afrique», observe la chercheuse.

Capteuses de djinns en Islam

Il y a près de quatre ans déjà, Marie Nathalie LeBlanc partait à la rencontre de marabouts ivoiriens, maliens et burkinabés, dans le cadre d’un projet de recherche financé par le CRSH. L’étude, qui visait à mieux connaître le rôle et l’importance des guérisseuses et guérisseurs traditionnels dans la société africaine, avait fait l’objet d’un article dans Actualités UQAM. Ses visites chez les marabouts ont amené la chercheuse à prendre connaissance d’un autre phénomène, soit l’existence de guérisseurs pratiquant une médecine prophétique ou coranique. Ennemis jurés des marabouts, ces guérisseurs, des rakis, prétendent eux aussi sauver les gens au nom du Coran. «Ces personnes font de la guérison spirituelle au même titre que les marabouts, exécutent des saignées et lisent le Coran sur la clientèle», raconte la chercheuse. Les rakis pratiquent dans les cliniques de la Roqya, des cliniques semblables en tout point aux cliniques biomédicales occidentales, avec salles de traitement et bureau de consultation, poursuit la chercheuse, qui compte visiter ces cliniques pour observer les rôles des femmes dans le cadre du projet RIMA.

Les cliniques de la Roqya chassent les djinns, ces esprits possiblement maléfiques qui entrent par les orifices des êtres humains et sont responsables de divers troubles comme les troubles de santé mentale ou l’infertilité. «Le capteur de djinns va essayer de faire sortir l’esprit en le convertissant à l’Islam, explique Marie Nathalie LeBlanc. Pour éloigner les djinns, la ou le raki pourra aussi recommander à sa patiente ou son patient une ou plusieurs incantations à faire.»

Selon la chercheuse, les cliniques de la Roqya existent depuis longtemps au sein des communautés islamisées. «Le phénomène s’est institutionnalisé depuis 15 ans», mentionne-t-elle. Pour les Occidentaux, il peut être difficile de concevoir que l’on fréquente de telles cliniques. «Tout ce monde occulte et mystique doit être considéré comme allant de soi et faisant partie de la quotidienneté des gens, observe la professeure. On ne peut qu’essayer de comprendre la logique derrière cette croyance et ce qu’elle apporte aux gens.» Les deux projets de recherche de la professeure débuteront sur le terrain en 2023, «lorsque la pandémie sera derrière nous», espère-t-elle.