Série En vert et pour tous
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«Il existe un déséquilibre majeur entre les pays riches et les pays en développement au chapitre des importations et des exportations de produits agricoles ayant nécessité l’apport d’insectes pollinisateurs, et cela soulève des enjeux importants en ce qui concerne la conservation de la biodiversité à l’échelle planétaire», observe Marc Lucotte. Voilà le constat principal de l’étude qu’il cosigne avec cinq autres chercheurs et qui paraît ce 10 mars dans la prestigieuse revue américaine Science Advances, une première en carrière pour le professeur du Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère.
Marc Lucotte se réjouit d’abord de cette publication pour ses collègues brésiliens. Le premier auteur, Felipe Deodato da Silva e Silva, professeur à l’Institut fédéral Éducation, Science et Technologie du Mato Grosso (Brésil), a effectué en 2017 un stage doctoral à la Chaire de recherche sur la transition vers la durabilité des grandes cultures, dont Marc Lucotte est titulaire.
Les autres signataires sont Luísa Carvalheiro, professeure à l’Université fédérale de Goiás (Brésil), Jesús Aguirre-Gutiérrez, chercheur postdoctoral à l’Université d’Oxford (Royaume-Uni), Karlo Gregorio Guidoni-Martins, doctorant à l’Université fédérale de Goiás, et Frédéric Mertens, professeur à l’Université de Brasilia. «Nous formons une équipe interdisciplinaire de chercheurs en économie, en écologie, en sciences de l’environnement et en sciences sociales», note Marc Lucotte.
Flux virtuel de pollinisation
Pour réaliser leur étude, les chercheurs se sont inspirés du concept de flux virtuel de l’eau, qui associe les ressources hydriques aux produits agricoles commercialisés sur le marché international. Avec les sécheresses qu’a connues la Californie et la couverture médiatique que cela a suscité depuis quelques années, nous savons désormais que la production d’une amande nécessite quatre litres d’eau, illustre Marc Lucotte. «Plutôt que de nous intéresser aux ressources hydriques, nous proposons un concept similaire de flux virtuel de pollinisation pour évaluer la proportion des exportations de produits agricoles qui dépend directement de l’action des pollinisateurs pour un pays donné.»
«L’étude démontre que 75 % de la diversité des cultures mondiales dédiées à la consommation dépend de la pollinisation, tout comme 35 % du volume produit.»
Marc Lucotte
Titulaire de la Chaire de recherche sur la transition vers la durabilité des grandes cultures
Ce sont essentiellement des insectes qui sont responsables de la fertilisation de la vaste majorité des produits agricoles, tels que le café, le cacao, les fruits et les légumes, poursuit Marc Lucotte. «L’étude démontre que 75 % de la diversité des cultures mondiales dédiées à la consommation dépend de la pollinisation, tout comme 35 % du volume produit.»
Une carte interactive
Pour parvenir à ces résultats, les chercheurs ont effectué un minutieux travail de cartographie en utilisant les données de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) des Nations Unies. Pour la période 2001-2015, Felipe Deodato a analysé les données concernant 55 grands types de cultures dépendantes de la pollinisation (café, cacao, tournesol, etc.) et 45 cultures non dépendantes de la pollinisation (blé, maïs, riz, etc.). Il a ainsi pu établir un flux virtuel de pollinisation selon les exportations et les importations de chaque pays de la planète!
La carte interactive qu’il a conçue pour illustrer ses découvertes est fascinante. On peut sélectionner le ou les pays de son choix dans les champs «exportateur» et «importateur», ainsi que l’année souhaitée, pour voir apparaître les flux virtuels de pollinisation dans un sens ou dans l’autre. «Si on compare, par exemple, le Canada et le Brésil, on observe clairement le déséquilibre des flux de pollinisation, illustre Marc Lucotte. La plupart des produits exportés par le Canada ne nécessite pas ou peu de pollinisation, alors que la plupart des produits provenant du Brésil en ont besoin. On s’aperçoit donc que le marché international, en particulier celui touchant les pays les plus développés, est extrêmement dépendant des services de pollinisation des pays en développement.»
Protection et préservation
Le principal enjeu résultant de ce constat est la sauvegarde de la biodiversité et la protection des zones dites naturelles ou sauvages. «Les insectes pollinisateurs vivent en marge des zones de production agricole, explique le professeur. Pour se reproduire, se nourrir et s’abriter, ils ont besoin de zones relativement protégées. En étudiant des cartes satellitaires à haute résolution, Felipe a pu constater qu’il y avait des zones sauvages à moins de 450 mètres de la plupart des cultures agricoles nécessitant l’action des pollinisateurs.»
Or, ces habitats naturels pour les insectes pollinisateurs ne rapportent rien à leurs propriétaires. «On a tendance à recourir à ces zones “inutilisées” pour y établir d’autres grandes cultures ne nécessitant pas d’insectes pollinisateurs, comme on le voit en Amazonie brésilienne, où l’on multiplie la culture du soja, note Marc Lucotte. Puisque cela a pour effet de diminuer le nombre d’insectes pollinisateurs, nous nous exposerons inéluctablement à une raréfaction des produits agricoles pollinisés et à une augmentation des prix.»
«Les pays riches doivent prendre conscience que leur consommation de produits de luxe – car le café, le cacao et plusieurs fruits et légumes font partie de cette catégorie – dépend des pollinisateurs sauvages des pays pauvres. Il faudrait qu’ils soient prêts à payer le juste prix pour que les zones naturelles à proximité de ces cultures soient préservées et non pas sacrifiées pour d’autres cultures.»
La préservation de ces zones sauvages n’incombe pas uniquement aux pays producteurs – surtout des pays en développement de l’hémisphère sud, insistent les auteurs de l’étude. «Les pays riches doivent prendre conscience que leur consommation de produits de luxe – car le café, le cacao et plusieurs fruits et légumes font partie de cette catégorie – dépend des pollinisateurs sauvages des pays pauvres, souligne Marc Lucotte. Il faudrait qu’ils soient prêts à payer le juste prix pour que les zones naturelles à proximité de ces cultures soient préservées et non pas sacrifiées pour d’autres cultures.»
Une solution existe: le paiement pour services écosystémiques. «Il s’agit d’un concept connu, mais rarement mis en œuvre, précise le professeur. On l’a essayé en Amazonie en offrant de l’argent aux propriétaires terriens pour qu’ils ne déboisent pas leurs terres sauvages, mais cela n’a pas fonctionné. La concurrence mondiale est trop forte… Cette solution s’imposera peut-être le jour où le prix de certaines denrées atteindra des niveaux astronomiques.»
Les auteurs de l’étude espèrent que leurs résultats permettront de «révéler la nécessité de développer des stratégies de gouvernance collaborative mondiale allant au-delà des principes de libre marché, dans le but de parvenir à un équilibre synergique entre le commerce de produits agricoles, la conservation de la biodiversité et la justice sociale.»