Les personnes décédées pendant la pandémie n’ont pas eu droit aux rites habituels. Pour de nombreux proches, cela a été l’occasion de réaliser l’importance des rituels entourant la mort. Dans Le temps des mortels (Boréal), la professeure émérite de la Faculté de communication Luce Des Aulniers plonge dans l’histoire de l’humanité pour explorer le rituel du deuil à travers les âges et les cultures. «Le temps des mortels, c’est le temps tel qu’on peut le concevoir à partir du moment où on se rend compte que la mort existe, explique l’anthropologue. C’est le temps biographique de chaque mortel, mais c’est aussi l’histoire des humains devant la mort: comment les humains, en ritualisant la mort, sont devenus plus humains et ont fondé la culture.»
Docteure d’État en anthropologie et professeure au Département de communication sociale et publique, Luce Des Aulniers a consacré toute sa carrière aux études interdisciplinaires sur les rapports humains devant la mort. En tant que directrice de recherche, elle a contribué à la formation de plusieurs générations d’étudiants, au Québec et à l’étranger, et a publié d’innombrables articles, ouvrages et chapitres de livres sur le sujet, en plus d’agir comme conférencière et comme consultante. Son dernier livre repose sur 40 ans de recherche en socio-anthropologie de la mort.
D’où vient le besoin de ritualiser le deuil? Que penser du sens actuel de la crémation, des hommages prononcés par les proches du défunt, de la mort sur les réseaux sociaux? Tissant des liens entre rites anciens et actuels, l’anthropologue ne cherche pas seulement à décrire les gestes entourant le deuil, mais à dégager toutes les couches de sens qui les recouvrent.
«Le silence que nous tenons en présence du mort montre que nous sommes attentifs à ce mutisme définitif de la mort qui est notre lot commun, dit l’anthropologue. Ce silence représente une des entrées rituelles les plus fécondes. Il signe la suspension provisoire du temps.»
« Depuis le milieu du siècle dernier, la durée des funérailles est passée de trois jours à trois heures. »
Luce des aulniers,
Professeure émérite au Département de communication sociale et publique
La société actuelle, avec la vitesse qui la caractérise, n’est pas propice au temps suspendu qu’exige le rite. «Depuis le milieu du siècle dernier, observe Luce Des Aulniers, la durée des funérailles est passée de trois jours à trois heures.»
Une série de gestes
Le rite est une série de gestes, rappelle la professeure. «Quand on met en place un rite, on prend acte de la réalité de la mort. Et en agissant ainsi, on signe notre détermination humaine, on inscrit notre humanité dans ce qui la dépasse.»
Ce qui est important dans le rite, particulièrement dans le rite mortuaire, selon elle, c’est d’agir d’une façon délibérée et surtout d’agir ensemble. «En prenant acte de ce qui nous désassemble – la mort –, on ne peut faire autrement que de faire corps, c’est une incitation à manifester au nom de quoi on a envie de vivre, comme individus et comme groupe.»
« Quand les gens ont accompli un rite, ils sentent qu’il s’est passé quelque chose. Cela les réconforte, cela leur apporte une provision de chaleur et de douceur pour les semaines suivantes, quand ils se retrouvent seuls dans un tournis de mélancolie. »
À travers le rite, quel qu’il soit, se joue toute une palette d’émotions, qui peuvent s’exprimer de diverses manières. Mais s’il y a un fil rouge qui relie toutes les sociétés, à travers toutes les époques, c’est ce fait de prendre acte, affirme l’anthropologue. «Quand les gens ont accompli un rite, ils sentent qu’il s’est passé quelque chose. Cela les réconforte, cela leur apporte une provision de chaleur et de douceur pour les semaines suivantes, quand ils se retrouvent seuls dans un tournis de mélancolie. C’est un moment charnière.»
Pour Luce Des Aulniers, le rite ne doit pas forcément être religieux. «La société des morts a été monopolisée par les religions, observe-t-elle. J’essaie de penser la mort en dehors du caractère obséquieux du religieux, mais aussi du néo-religieux, du très lénifiant qui fait qu’on ne bute pas sur la dureté de la mort. Buter, c’est ce qui fait qu’on réagit.»
Une pédagogie de la mort
Selon l’anthropologue, il y a une pédagogie de la mort. Ainsi, il est très important, selon elle, qu’il existe un lieu pour les morts, ce qu’elle appelle «une signalétique du destin». «Chacun à sa place, dit-elle. Qu’il y ait un lieu qui nous rappelle l’existence de la mort, c’est fondamental.»
Malgré la popularité actuelle de la crémation, la symbolique de la déposition en terre demeure importante, remarque Luce Des Aulniers. En fait, on observe souvent une combinaison des deux rites. Ainsi, de nombreuses personnes choisissent d’enterrer les cendres de leur proche. «Le retour en terre est quelque chose de fondamental dans les société agraires, mentionne l’anthropologue. Dans nos sociétés, on placera les cendres du défunt sous l’arbre qu’il aimait ou on plantera un arbre à l’endroit où l’on dépose ses cendres.»
Le choix de la crémation procède, selon elle, de la compression des espaces dans un environnement de plus en plus urbanisé, de notre répulsion hygiéniste pour tout ce qui symbolise notre finitude, mais aussi de la vision que nous avons du corps dans une société qui idéalise la jeunesse. «La crémation nous questionne sur la valeur que nous attribuons au corps. Est-ce que sa seule valeur est lorsqu’il est en pleine forme?», demande-t-elle.
Feux rituels, cierges et bougies allumés, feux de l’enfer ont toujours accompagné la mort, rappelle l’anthropologue. Le mot feu lui-même a longtemps désigné le mort: on disait feu un tel, feue une telle. «Incidemment, cet usage devient désuet en proportionnalité inverse avec la crémation. Comme si le non-usage langagier préservait de la brutalité de la réalité», souligne Luce Des Aulniers dans son ouvrage.
Le feu, explique-t-elle, élimine de façon radicale une des craintes fondamentales de l’humanité, celle d’être enterré vivant. «Il annihile aussi une autre crainte universelle, celle de la dépouille qui pourrit lentement, qui est, pour plusieurs personnes, une façon de mourir deux fois… alors qu’une fois suffit amplement!»
Une autre façon de disposer des cendres du défunt consiste à les éparpiller dans l’eau. Pour Luce Des Aulniers, l’eau, symbole de vie, évoque la matrice utérine dans laquelle nous avons d’abord été portés et bercés. «L’eau évoque aussi le passage vers le monde des morts, rappelle-t-elle, comme dans le mythe grec de Charon.»
La mort sur les réseaux sociaux
Depuis l’apparition des réseaux sociaux, la mort se manifeste d’une nouvelle façon. Que faire avec le compte Facebook ou Instagram d’une personne décédée? Certaines personnes prennent des dispositions sur la page prévue à cet effet, mais plusieurs ne le font pas. Fermer la page d’un proche peut être perçu comme intolérable, mentionne l’anthropologue, «comme si l’être aimé mourait une seconde fois». Mais laisser un compte ouvert comporte une part d’illusion, comme un refus de prendre acte de la mort.
Selon Luce Des Aulniers, transformer le compte en site mémoriel, avec l’indication «en souvenir de» qui apparaît sur la page de la personne défunte, est sans doute la meilleure façon d’assumer le travail du deuil. La page qui recueille les messages de condoléances peut devenir un nouveau lieu de rassemblement. Le web agit, écrit l’anthropologue, «comme nouveau médiateur de l’expressivité émotionnelle, la faisant se livrer et se réverbérer, puisque chacun, même inconnu, peut répondre aux propos».
Personnalisation des rituels
Si elle n’est pas réfractaire aux rituels organisés en ligne, qui peuvent permettre aux familles et amis éparpillés à travers le monde de participer à la cérémonie, Luce Des Aulniers pose un regard critique sur la personnalisation des rituels à laquelle on assiste depuis quelque temps. «Il n’est pas nécessaire de tenir autour de la mort un rituel hyperformaté, dit la professeure. Mais il y a un équilibre à trouver entre un rite convenu, qui évite de se casser la tête, et quelque chose de très personnalisé. Le fait d’avoir des rituels à la carte, de devoir composer sa propre cérémonie, cela peut accentuer le désarroi des proches à un moment où ils sont épuisés.»
De plus en plus, observe l’anthropologue, le rituel est axé sur le caractère unique de la personne disparue, d’où l’idée de faire une cérémonie à son image, avec des photos évoquant des moments de sa vie, des musiques qu’elle a aimées et des témoignages de ses proches. Le mot «mort» n’est pratiquement plus prononcé.
«Il y a toujours eu une personnalisation du rituel, affirme Luce Des Aulniers. Mais le rituel de mort s’est peu à peu réduit à une célébration de la vie de la personne. Cela tombe à plat parce que cela finit par ressembler aux anniversaires qui marquent les dizaines. On oublie que la personne est morte. On ne laisse pas de place au constat, à l’espèce de silence qui entoure la mort.»
« Le silence, ce n’est pas pour se souvenir de la personne, c’est pour se souvenir de la mort, du fait qu’on est mortel. »
Même quand on demande un moment de silence lors du rituel funéraire, c’est pour se remémorer le défunt, remarque la professeure. «Le silence, dit-elle, ce n’est pas pour se souvenir de la personne, c’est pour se souvenir de la mort, du fait qu’on est mortel.»
Un vélo blanc pour signaler une tragédie
Les décès qui interpellent toute une communauté, particulièrement les morts violentes, mettent en relief la dimension collective de la perte qu’engendre la mort. Dans le geste qui consiste à accrocher un vélo peint en blanc sur les lieux où un cycliste a perdu la vie, l’anthropologue voit un rite visant à ressouder la communauté. «Le fait que les bicyclettes soient accrochées de façon un peu inusitée, cela transmet le même message qu’autrefois les croix de chemin : Ici, il y a eu une tragédie, donc faisons attention.»
Avec le rituel, la mort sort du particulier, de l’individuel. On se rattache à quelque chose de plus collectif. «Toutes les sociétés se consolent en pensant qu’elles consolent les morts, dit Luce Des Aulniers. Les gens qui voient le rituel de mort comme quelque chose de désolant se trompent. Le rite est un super galvanisant du désir de vivre.»