Voir plus
Voir moins

Communiquer à l’ère du web affectif

Camille Alloing documente le travail des gestionnaires de communautés en ligne et des modérateurs de contenus.

Par Claude Gauvreau

28 septembre 2021 à 15 h 09

Mis à jour le 28 septembre 2021 à 15 h 09

Les travailleurs et travailleuses du clic doivent réguler les émotions exprimées par leurs publics ainsi que leurs propres émotions, ce qui n’est pas pris en compte par leur employeur.

Il y a quelques mois, le réseau de télévision publique CBC décidait de suspendre, durant un mois, les réactions en ligne sur sa page Facebook, en raison des attaques de plus en plus virulentes contre ses journalistes et leur travail. La réaction des internautes n’a pas tardé, rapportait le journal Le Devoir. Le mot-clic #DefundCBC, appelant à retirer les budgets au pendant anglophone de Radio-Canada, est vite devenu viral sur Twitter.

Le professeur du Département de communication sociale et publique Camille Alloing s’intéresse à ce type de phénomène, aux mutations engendrées par le développement de ce qu’il appelle une «économie numérique des affects». Il étudie, notamment, les pratiques des animatrices ou animateurs de communautés en ligne, des modératrices et modérateurs de contenus qui suppriment des messages inappropriés ou encore des personnes chargées de répondre aux questions et aux plaintes de clients. En 2020, le professeur a reçu une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), dans le cadre du programme Développement savoir, pour un projet de recherche intitulé «Affects numériques et travailleurs du clic».

«Les travailleurs du clic sont des professionnels de la communication, des relations publiques ou du marketing qui œuvrent pour des organisations ou des entreprises, publiques et privées, dit Camille Alloing. Leur activité principale consiste à faire circuler sur les réseaux sociaux les contenus produits par leur employeur et, surtout, à faire réagir les usagers du web en les incitant à partager et à commenter les informations qui leur sont transmises.»

Pour ce faire, les travailleurs du clic ont recours aux fonctionnalités des plateformes numériques, à des leviers dits émotionnels, comme des photos ou des vidéos émouvantes. Les usagers réagissent en utilisant les émoticônes – émojis, cœurs, likes –, qui sont autant de représentations symboliques d’une émotion, d’un état d’esprit ou d’un ressenti, ou en formulant des commentaires. 

«Ces interactions, note Camille Alloing, permettent aux organisations qui emploient des travailleurs du clic de jauger leur visibilité et leur réputation: plus on récolte de clics, plus l’employeur est content. Les plateformes numériques, de leur côté, encouragent les interactions pour recueillir des données sur les goûts et intérêts des publics, proposer certains contenus plutôt que d’autres et affiner leur offre publicitaire.»

Retour du bâton

Le fait de vouloir affecter des publics et de jouer sur leurs émotions afin de susciter une forme d’engagement de leur part implique un retour du bâton, remarque le professeur. Les usagers du web affectent aussi les organisations et leurs professionnels de la communication par des messages souvent négatifs, comme des attaques personnelles, des insultes et autres commentaires toxiques, lesquels prolifèrent sur les réseaux sociaux depuis quelques années.

«Les travailleurs et travailleuses du clic doivent réguler les émotions exprimées par leurs publics ainsi que leurs propres émotions, ce qui n’est pas pris en compte par leur employeur, souligne Camille Alloing. Imaginons un gestionnaire de communauté lançant une blague sur un sujet donné pour générer des interactions. Si la blague passe mal, des usagers vont aussitôt attaquer l’organisation. Et la responsabilité tombe sur les épaules du gestionnaire, qui doit faire preuve de retenue.»

Dans sa recherche, le professeur entend évaluer les risques que comporte le travail émotionnel. «Certains travailleurs du clic, notamment les modérateurs de contenus, s’interrogent sur le sens de leur travail, éprouvent des formes de frustration, voire de détresse dans certains cas. Ils subissent beaucoup de pression pour être performants et souffrent d’un manque de reconnaissance ou de compréhension de la part de leur organisation, en particulier dans le secteur privé.» Pour éviter d’être envahis par leur travail, ces professionnels utilisent diverses techniques de déconnexion: mettre son téléphone intelligent dans un tiroir durant le week-end ou ne pas télécharger certaines applications.

Ces problèmes se sont aggravés durant la pandémie, alors que le volume d’interactions entre les organisations et leurs publics a énormément augmenté. «Plusieurs professionnels du clic, qui se considéraient déjà incompris avant la crise sanitaire, se sont retrouvés en mode télétravail et se sont sentis davantage isolés», observe Camille Alloing.

Quelle efficacité?

Le chercheur vise, par ailleurs, à mesurer l’efficacité du travail émotionnel en procédant à des collectes de données numériques pour quantifier les stratégies de communication affectives en ligne, en observant les pratiques des travailleurs du clic et en ayant des entretiens avec eux afin de mieux comprendre leurs tâches.

«Avec mon équipe, composée d’étudiantes et d’étudiants, nous observons pendant un mois les publications d’organisations sur Instagram et Facebook pour identifier quels types de contenus suscitent le plus de réactions, explique Camille Alloing. On constate que lorsqu’une organisation fait quelque chose qui permet de générer un volume important de clics, d’élever le niveau d’achalandage sur les réseaux sociaux, les autres ont tendance à l’imiter, contribuant à la standardisation des pratiques.»

Cela dit, la performance des travailleurs du clic demeure encore difficile à évaluer, reconnaît le professeur, sauf dans certains cas précis, comme celui du commerce en ligne.

Développer des compétences

Gérer une communauté en ligne ou modérer des contenus sur le web demande des compétences qui ne sont pas enseignées dans la plupart des universités, déplore Camille Alloing. «Heureusement, à l’UQAM, la Faculté de communication offre un programme de certificat en communication – médias sociaux et organisation, qui vise à former des professionnels capables d’animer et de fédérer pour une organisation ou une entreprise les échanges qu’elles entretiennent avec leurs publics sur internet.»

Le professeur croit que sa recherche devrait servir à bonifier cette formation en intégrant les enjeux reliés à la mesure de l’efficacité des tâches accomplies par les professionnels du clic et à la nature de leur travail émotionnel. «Les résultats de la recherche sont susceptibles d’intéresser les chercheurs en sciences sociales qui travaillent sur les environnements numériques ainsi que des syndicats et des associations professionnelles. Des groupes de discussion seront organisés avec des professionnels du clic, qui souhaitent améliorer leurs pratiques et mieux gérer leurs interactions quotidiennes avec leurs publics.»

Les résultats seront aussi partagés avec des représentants d’organisations – des responsables des ressources humaines, par exemple – qui emploient des professionnels du clic, assure le chercheur. Enfin, des consultations seront menées avec d’autres acteurs de la communication numérique pour affiner les analyses.

Camille Alloing est le directeur du LabFluens, un nouveau laboratoire de recherche sur l’influence et la communication. «Nous formons une petite équipe de chercheuses et chercheurs qui essayons de dépsychologiser la notion d’influence en l’associant à un ensemble de stratégies et de pratiques ayant pour but d’agir sur des décisions, des comportements et des opinions.»