On sait depuis longtemps que le Canada est un pays divisé … mais à quel point? L’ouvrage Un pays divisé: identité, fédéralisme et régionalisme au Canada, qui vient de paraître aux Presses de l’Université Laval, fournit des éléments de réponse à cette question. Ses auteurs, Félix Mathieu (Ph.D. science politique, 2020) et Évelyne Brie, tous deux chercheurs associés à la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes de l’UQAM, brossent un portrait des tensions à l’œuvre au sein de la fédération canadienne.
Les écarts entre les Canadiens et entre les provinces se sont creusés au fil des ans, faisant du Canada un pays plus divisé que jamais, soutient Félix Mathieu. «Les divisions ne s’amenuisent pas, mais se consolident. Elles se manifestent principalement autour de l’enjeu de la répartition des pouvoirs. Les tendances en faveur d’une plus grande centralisation ou d’une décentralisation se sont accentuées.»
Les deux chercheurs se sont appuyés sur une banque de données originales issues de l’enquête pancanadienne «La Confédération de demain 2.0». Réalisée chaque année, depuis 2017, par la maison de sondages Environics Institute for Survey Research, cette enquête aborde plusieurs sujets, tels que le fédéralisme, le régionalisme, les rapports à l’identité et à l’ethnicité, l’économie, les programmes sociaux et l’immigration. Les données colligées pour l’ouvrage sont associées aux années 2017 à 2021. «Ces données, précise le chercheur, prennent en compte plusieurs catégories de la population dans diverses provinces et régions: hommes et femmes de différentes générations, populations autochtones et autres minorités.»
Dans leur ouvrage, les auteurs montrent qu’une vaste majorité de Canadiennes et de Canadiens s’accorde pour identifier plusieurs problèmes structurels importants dans le fonctionnement du système fédéral, mais tous ne s’entendent pas sur leurs causes ni sur les dynamiques qui les alimentent.
Dimensions identitaires
Les divisions dans l’opinion publique canadienne s’expriment, notamment, sur le terrain de la dimension identitaire ou communautaire. À cet égard, les principaux foyers de tension concernent la perception du français comme langue menacée, la nature des valeurs que les Canadiens croient partager (ou pas) et les revendications des Premiers Peuples.
«Seules les personnes dont le français est la première langue parlée à la maison ont une conscience des dangers qui menacent la survie de la langue française au pays, en particulier au Québec», note celui qui vient d’obtenir un poste de professeur adjoint à l’Université de Winnipeg. «Dans l’imaginaire canadien, le Québec en tant que société distincte est en porte-à-faux avec l’idéologie multiculturaliste, même si le modèle québécois de l’interculturalisme est pluraliste à sa manière. Dans difféentes provinces, on accepte difficilement qu’il y ait plusieurs manières de concevoir le Canada et on peine à percevoir le Québec comme une nation.»
En ce qui concerne le bilinguisme, symbole affiché de l’identité canadienne, si près des trois quarts des personnes dans les provinces de l’Atlantique, en Ontario et en Colombie-Britannique ont un avis favorable sur les politiques en cette matière, ce n’est pas le cas dans les provinces des Prairies. «Une personne sur cinq au Manitoba et environ une personne sur quatre en Saskatchewan et en Alberta s’opposent au bilinguisme», observe Félix Mathieu.
Quand on demande aux Canadiens s’ils croient que leurs concitoyens, peu importe leur région, partagent les mêmes valeurs qu’eux, des divisions apparaissent clairement. Un peu moins de la moitié de la population au Canada, en 2020, est d’avis que tous les Canadiens ont essentiellement les mêmes valeurs (ils étaient 56,6 % en 2019). Une majorité d’Albertains estiment que les Canadiens ne partagent pas les mêmes valeurs d’un océan à l’autre. C’est aussi le cas pour 52,6 % des Québécois, 49,5 % des citoyens de la Saskatchewan et 48,9 % des habitants des territoires du Nord. «Plus les gens ont une mémoire vive des grands débats sur le multiculturalisme, le rapatriement de la Constitution ou le clivage entre fédéralistes et souverainistes, plus ils ont tendance à croire que leurs concitoyens ne partagent pas les mêmes valeurs», note le chercheur.
Dans le domaine des relations avec les peuples autochtones, les Québécois et les Québécoises, notamment les 50 ans et plus, sont ceux qui croient que l’on doit appliquer dans leur globalité les recommandations de la Commission Vérité et réconciliation. «Nation minoritaire, le Québec a développé une sensibilité particulière aux revendications des Premières Nations, remarque Félix Mathieu Dans le reste du Canada, ce sont les plus jeunes qui les soutiennent.»
Enjeux de gouvernance
Une autre source de division concerne les questions relatives à la gouvernance et aux mécanismes institutionnels liés au système fédéral. Le chercheur relève la perception d’un traitement inéquitable des provinces découlant du programme de péréquation, l’impression répandue que certains partenaires de la fédération, comme l’Ontario, bénéficient d’un traitement privilégié, tandis que d’autres, les provinces de l’Ouest, en font toujours les frais. Ces facteurs sont particulièrement représentatifs des conflits actuels au Canada.
Par rapport à la moyenne canadienne, on observe également que le Québec, les provinces de l’Ouest et parfois celles de l’Atlantique font état d’un degré plus élevé d’insatisfaction à l’endroit des rouages de la démocratie fédérale. «Certaines provinces ou régions sont en faveur d’une plus grande décentralisation des pouvoirs et de plus d’autonomie, indique le chercheur. C’est le cas du Québec et des provinces des Prairies. Ces dynamiques ne sont pas nouvelles, mais elles se sont consolidées avec le temps, malgré l’absence de débats constitutionnels ces dernières années. Les partisans de la décentralisation comme ceux de la centralisation, notamment en Ontario, voient dans le statu quo un système insatisfaisant. Bref, tout le monde se sent perdant.»
Régionalisation du vote
Félix Mathieu et Évelyne Brie rappellent que les élections fédérales de 2019 ont révélé des divisions profondes au sein du Canada. Les résultats montraient une régionalisation grandissante du vote, illustrée par un soutien marqué au Parti conservateur dans l’ouest du pays et au Parti libéral dans l’est, alors que les gains réalisés par le Bloc québécois témoignaient de la persistance des forces souverainistes au Québec. Ce phénomène risque-t-il de se répéter cette année?
«Ce qui ressort actuellement, c’est la volatilité de l’électorat, croit Félix Mathieu. Il n’y a plus ce sentiment d’appartenance à un parti politique. Mais on continue d’observer que les libéraux performent moins bien dans l’ouest du pays et que l’inverse est vrai pour les conservateurs.»
On constate, par ailleurs, que les plateformes électorales des libéraux et des conservateurs présentent davantage de similitudes que lors des campagnes électorales de 2015 et de 2019. «Le chef conservateur Erin O’Toole cherche à courtiser l’électorat centriste, alors qu’il avait tenté de gagner l’appui des membres de l’aile droite de son parti à la course à la chefferie, il y a un an, souligne le chercheur. On verra si ces électeurs décideront de le bouder et de se tourner vers le Parti populaire de Maxime Bernier. La division au sein des conservateurs pourrait profiter aux libéraux.»
Trois avenues
Le Canada peut-il régler ses conflits internes? Selon Félix Mathieu, trois avenues sont envisageables. La première est la tentation unitaire. «Celle-ci consiste à aplanir la valeur des foyers culturels, identitaires et régionaux afin de saper les fondements de la division. C’est ce que Pierre-Elliott Trudeau avait réussi à faire avec le rapatriement constitutionnel de 1982, alors que chaque province devait être la stricte égale des autres. Cette entreprise, dont les chances de réussite semblent incertaines, apparaît injuste, en particulier pour le Québec, les peuples autochtones et les Acadiens, qui ont le droit d’exister et d’affirmer leur identité nationale minoritaire.»
La deuxième avenue passerait par l’éclatement du paysage politique canadien. Les frontières des États souverains ont beaucoup évolué au cours des derniers siècles et rien ne permet de croire que celles du Canada demeureront les mêmes éternellement, affirme le chercheur. «Le Québec, les provinces des Prairies et les communautés autochtones pourraient être tentés par un nouvel espace de coopération politique supranational, où diverses entités souveraines entreraient en relation sur une base proprement confédérale. Cette avenue est légitime et il ne sert à rien de diaboliser les personnes qui la portent.»
Pour Félix Mathieu, la voie la plus souhaitable demeure celle du fédéralisme asymétrique. «Si on souhaite que le Canada continue d’exister comme État souverain, cette entreprise semble la plus réaliste, car elle permettrait de reconfigurer l’architecture constitutionnelle. Il s’agirait d’établir des ententes différenciées avec les diverses régions afin que chacune d’elles ait accès aux leviers souhaités par sa population et puisse ainsi s’émanciper.»
Le fédéralisme asymétrique n’a pas pour mission de mettre fin aux divisions, mais d’aménager les conflits de façon constructive, croit le chercheur. «Il s’agirait de remplacer l’idée de la stricte égalité des provinces par un traitement plus équitable de leurs revendications, quitte à envisager la possibilité que de nouveaux États indépendants soient créés en cas d’échec.»