Les bureaux de psychologues se ressemblent: deux fauteuils et l’incontournable boîte de mouchoirs. On y retrouve parfois un divan, une table ou un bureau, une bibliothèque, une plante, des œuvres d’art. «Tous les thérapeutes savent d’instinct qu’ils doivent organiser leur espace afin de favoriser la relation thérapeutique, mais il est rare que le sujet soit abordé au-delà de son caractère anecdotique. Mon objectif était de conceptualiser le tout afin de démontrer que chaque élément du lieu est susceptible d’être investi par cette relation», souligne Francis Levasseur. Le chargé de cours du Département de psychologie, qui obtiendra sous peu son grade de Ph.D., signe L’espace de la relation: essai sur les bureaux de psychologues (Varia), une adaptation de sa thèse de doctorat soutenue l’automne dernier et dirigée par Véronique Lussier.
En psychothérapie, le psychologue est attentif à son maintien, à son langage, à sa neutralité et à sa disponibilité, mais qu’en est-il de l’espace autour de lui? Participe-t-il au cadre thérapeutique et, si oui, dans quelle mesure? C’est le point de départ de l’auteur, qui nous convie à une véritable visite guidée. «Au début de mon projet, je m’intéressais uniquement à la salle de consultation, mais je me suis rapidement aperçu que l’espace thérapeutique englobait beaucoup plus que cela, dit-il. Même le choix des revues dans la salle d’attente donne le ton à la relation entre le patient et le psychologue.»
L’intérêt de Francis Levasseur pour ce sujet atypique provient de sa propre expérience en tant que patient dans un centre universitaire, anecdote présentée en amorce de son ouvrage. «Derrière le thérapeute, il y avait une immense toile que je savais de la main d’un peintre qui s’était suicidé, raconte-t-il. J’avais abordé le sujet avec lui et cela m’avait amené à réfléchir sur les objets et le mobilier appropriés dans un tel lieu, de même que sur l’aménagement de l’espace.»
Dix expériences éclairantes
Pour sa thèse, Francis Levasseur a effectué des entrevues avec 10 psychologues œuvrant dans différents contextes professionnels: à domicile, en milieu institutionnel et en bureau commercial. Il les a rencontrés deux à trois fois chacun, dans leur espace, en s’installant chaque fois dans le fauteuil du patient pour une séance typique de 60 minutes. «C’est toutefois moi qui posais la question d’ouverture, précise-t-il en riant. J’orientais ensuite les discussions afin de recueillir leurs commentaires sur certains aspects en particulier. Ils se sont tous prêtés au jeu, car ils sentaient que le sujet était important et qu’il n’était pas traité dans la littérature scientifique ni abordé dans la formation universitaire.»
«La plupart des psychologues ont eux-mêmes été patients antérieurement et ma recherche démontre qu’ils ont développé leur manière de travailler et d’organiser leur espace à la lumière de leurs expériences informelles auprès de leurs superviseurs et de leurs thérapeutes.»
Francis Levasseur
Chargé de cours et psychologue
L’essai qu’il a tiré de sa thèse est écrit dans un style vivant et accessible. Ses intervenants expliquent les choix qu’ils ont faits dans l’aménagement de leur espace, dévoilant au passage les valeurs qui sous-tendent leur pratique professionnelle. «La plupart des psychologues ont eux-mêmes été patients antérieurement et ma recherche démontre qu’ils ont développé leur manière de travailler et d’organiser leur espace à la lumière de leurs expériences informelles auprès de leurs superviseurs et de leurs thérapeutes. Ils fonctionnent en ce sens un peu comme les artistes, qui débutent souvent par l’imitation de ceux qu’ils apprécient pour ensuite développer un style qui leur est propre.»
En amont de la salle de consultation
L’espace de la relation est divisé en trois parties, la première portant sur la notion de «seuil». L’auteur aborde le choix du quartier, puis de l’immeuble où pratique le psychologue, avant de s’intéresser à la salle d’attente, à la salle de bain… et au cadre de porte! «Il y a des paroles qui n’existent que dans le cadre de porte et chaque thérapeute doit développer une manière d’en saisir le sens pour s’en servir plus tard, car il ne peut pas intervenir sur-le-champ, la séance n’étant pas commencée ou venant tout juste de se terminer», explique-t-il.
Le milieu professionnel
La deuxième partie de l’ouvrage aborde les avantages et les inconvénients du milieu professionnel choisi, le tout en lien avec la couleur qu’il donne au cadre thérapeutique. «La personne qui travaille à domicile a un contrôle presque absolu sur son espace, mais en revanche elle doit posséder une sensibilité accrue aux enjeux de l’autodévoilement, car le patient a accès à une partie de son intimité», relate Francis Levasseur.
À l’opposé, le thérapeute œuvrant en milieu institutionnel doit composer avec un environnement contraignant où il ne choisit pratiquement rien quant à son espace de travail. «C’est le milieu le plus difficile», commente l’auteur, lui-même psychologue dans un centre universitaire. Ses intervenants partagent son point de vue: ces lieux, souvent austères, rendent le travail du thérapeute plus ardu, tout comme le nombre limité de séances auxquelles les patients ont droit dans le système public.
Entre ces deux milieux de pratique, on retrouve le bureau commercial pouvant être partagé entre plusieurs thérapeutes. «Il n’est pas rare par exemple pour un psychologue en début de pratique d’être sous-locataire d’un espace qui a été organisé selon les goûts différents de son propriétaire, comme l’ont vécu plusieurs thérapeutes interrogés», souligne Francis Levasseur dans son essai. Cela a parfois de bons côtés, notent ses intervenants: ces lieux constituent souvent le compromis idéal entre un environnement trop intime et un autre dénué de tout confort matériel.
Personnalisation et stabilité
La troisième section s’intéresse à la salle de consultation sous l’angle de la personnalisation, de la stabilité et de la disposition du mobilier et des objets. Puisqu’il s’agit du lieu de travail du thérapeute, il est normal que celui-ci souhaite le personnaliser afin de s’y sentir à son aise, mais cela ne doit pas se faire au détriment du patient. Il existerait ainsi un seuil de personnalisation de l’espace au-delà duquel le patient peut se sentir inconfortable. L’exercice consiste alors, pour le thérapeute, à naviguer sur la fine ligne entre l’appropriation de son espace et l’impact de ce dernier sur le patient, et donc sur le cadre thérapeutique. Comme le résume avec esprit l’auteur, et cela rejoint le point de vue exprimé sur le bureau commercial, «c’est en n’étant parfaite pour personne que la salle de consultation paraît la mieux organisée pour tout le monde».
Ces choix personnels quant à la salle de consultation sont d’autant plus importants, soulignent les thérapeutes interviewés, qu’il importe que cet espace soit stable dans le temps afin que «les patients retrouvent ce qu’ils ont laissé d’une fois à l’autre». L’effet rassurant d’un lieu stable permettrait ainsi au patient de rester concentré sur sa propre expérience.
Points de fuite, mouchoirs et plantes
L’auteur se penche ensuite sur la disposition du mobilier et des objets, des fauteuils au divan, en passant par l’éclairage, l’horloge, les mouchoirs et la poubelle (doit-on la vider ou non après chaque séance?). La distance entre le fauteuil du thérapeute et celui du patient n’est pas une science exacte, illustre-t-il. Une thérapeute témoigne qu’en raison de la diversité des patients, «il s’avère impossible de garantir que cette distance leur sera également confortable. C’est pourquoi pour contrebalancer cette contrainte du cadre spatial, il lui paraît essentiel d’offrir à ses patients ce qu’elle appelle des “points de fuite” dans la salle de consultation. La fonction de ces points est de permettre aux patients de gérer l’intensité du lien thérapeutique. Ainsi, elle leur laisse toujours la vue sur la fenêtre, de même qu’elle leur offre au début de chaque rencontre un verre d’eau, qui peut aussi agir, selon elle, à la manière d’un point de fuite propre à faciliter le contrôle de leurs émotions.»
«Les plantes et les patients partagent une relation analogue au thérapeute, qui est en quelque sorte responsable de leur soin.»
Tous les objets de la salle de consultation peuvent faire l’objet de projection de la part du patient et générer du matériel qui s’invite alors dans la psychothérapie. Les mouchoirs, par exemple, font partie intégrante du cadre thérapeutique. «La façon qu’aura le patient de les utiliser parlera nécessairement de lui-même d’une manière susceptible d’intéresser le thérapeute, écrit l’auteur. Un patient peut refuser d’en prendre aussi bien que s’excuser de le faire; il peut laisser abondamment couler ses larmes ou les essuyer avec empressement; il peut jeter son mouchoir, le mettre dans sa poche ou encore le tenir la séance durant en boule dans sa main.»
L’objet le plus commenté de l’espace thérapeutique demeure sans contredit les plantes, nous apprend Francis Levasseur. «Les commentaires qu’elles suscitent renvoient souvent de façon assez explicite à la relation thérapeutique, note l’auteur. La raison en est que les plantes et les patients partagent une relation analogue au thérapeute, qui est en quelque sorte responsable de leur soin.» Bien sûr, les psychologues qui choisissent de décorer leur bureau d’une ou plusieurs plantes ne le font pas explicitement pour susciter des réactions de la part de leurs patients; celles-ci permettent avant tout d’enjoliver leur espace, précise-t-il. «Il serait exagéré de prendre toute remarque comme un commentaire sur la relation thérapeutique, mais il est raisonnable de considérer que chacune traduit, comme celles qui portent sur l’espace, au moins une certaine disposition émotionnelle du patient, qui ne sera pas sans influence sur la relation thérapeutique elle-même.»
«Plus un thérapeute mobilise sa propre individualité, et cela peut se traduire dans l’organisation de son espace de travail, plus il sera efficace.»
En renfermant l’ouvrage de Francis Levasseur, le lecteur aura saisi toute l’importance de l’espace, au sens large, dans la relation thérapeutique. «On le savait déjà, reconnaît l’auteur, mais on avait besoin de démonstrations qui servent comme autant d’exemples avec lesquels un thérapeute peut entrer en dialogue pour contraster et définir sa propre façon de faire.» Cette contribution n’est pas banale, car les études démontrent qu’en psychothérapie, la qualité de l’alliance thérapeutique qui se forge entre un thérapeute et un patient est le facteur curatif par excellence, rappelle-t-il. «On reconnaît à cet effet que plus un thérapeute mobilise sa propre individualité, et cela peut se traduire dans l’organisation de son espace de travail, plus il sera efficace», conclut-il.
De l’importance de la page couverture
«Si les différents aspects de l’espace thérapeutique donnent le ton à la psychothérapie, la page couverture d’un ouvrage constitue le premier contact avec le lecteur et le prédispose à la lecture», note Francis Levasseur, qui a conçu lui-même l’illustration de la page couverture. Cette image annonce bien le propos: un bureau de thérapeute très neutre, évoquant la mise en espace de la relation thérapeutique. «C’est un peu comme si ce bureau faisait partie d’une exposition et que je vous conviais à réfléchir sur la fonction et l’utilité de chacun des objets de cette composition», explique-t-il.
L’auteur participera au lancement de son ouvrage à la Librairie du Québec à Paris, le 25 mars prochain.