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Les ravages du mercure à Grassy Narrows

Donna Mergler cosigne une étude publiée dans The Lancet Planetary Health sur la réduction de l’espérance de vie dans la communauté autochtone.

30 avril 2020 à 11 h 04

Mis à jour le 19 avril 2021 à 10 h 04

Série En vert et pour tous

Projets de recherche, initiatives, débats: tous les articles qui portent sur l’environnement.

«Nos résultats convergent tous vers une association entre l’exposition à long terme au mercure provenant de la consommation de poissons d’eau douce et la mortalité précoce dans cette communauté autochtone.»Photo: Rainforest Action Network

Depuis longtemps, les gens de la communauté autochtone de Grassy Narrows, dans le nord de l’Ontario, répètent que leurs «gens meurent jeunes à cause de l’empoisonnement au mercure». Pour la première fois, des scientifiques ont démontré qu’ils ont raison. Selon une étude publiée le 27 avril dernier dans la revue scientifique The Lancet Planetary Health, les habitants de la communauté autochtone sont à risque d’une mort précoce avant l’âge de 60 ans pour avoir été exposés au mercure pendant des années. Un empoisonnement qui aurait débuté en 1962, quand l’ancienne papetière Dryden Chemical a commencé à déverser 10 tonnes de mercure dans le réseau hydrographique English-Wabigoon, où se trouve la communauté. À ce jour, seulement 14% des gens de Grassy Narrows ont reçu une compensation de la part du Mercury Disability Board, le conseil d’aide aux personnes souffrant d’incapacité due à la contamination au mercure.

La diplômée Aline Philibert (Ph.D. biologie, 2003), du Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l’environnement (CINBIOSE) est la première auteure de l’article, rédigé en collaboration avec la professeure de la TÉLUQ Myriam Fillion (Ph.D. sciences de l’environnement, 2011) et la professeure émérite du Département des sciences biologiques Donna Mergler. Experte de renommée internationale sur les effets du mercure sur la santé depuis plus de 25 ans, Donna Mergler a dirigé l’équipe de recherche.  

Mortalité précoce

«Bien que les enquêtes populationnelles au Canada classent la mortalité précoce avant 75 ans, dans la présente étude, nous avons utilisé 60 ans comme seuil en raison du faible nombre d’individus de plus de 60 ans dans cette communauté», indique la professeure émérite. Les personnes chez qui on a enregistré un niveau de mercure dans les cheveux de 15 µg/g ou plus présentaient un risque 55% plus élevé de décéder à un jeune âgeque celles chez qui les niveaux étaient plus faibles.Selon l’étude, 42% des personnes nées avant 1959présentaientun niveau de mercure de 15 µg/g ou plus. Leur longévité diminuait d’un an à chaque augmentation de 6,25 µg/g de concentration de mercure dans les cheveux.

«Nos résultats convergent tous vers une association entre l’exposition à long terme au mercure provenant de la consommation de poissons d’eau douce et la mortalité précoce dans cette communauté autochtone», affirme la professeure émérite.

Depuis sa parution dans The Lancet Planetary Health, une publication satellite de la prestigieuse revue médicale britannique, l’article scientifique des chercheuses a attiré l’attention. Radio-Canada et le Toronto Star y ont fait écho.

«Toute personne, sans exception, à Grassy Narrows a été affectée de près ou de loin par le mercure, que ce soit par la perte d’êtres chers, la maladie, la pauvreté, ou encore par la perte de la culture, a commenté le Chef Rudy Turtle. Le gouvernement doit faire ce qui est juste et indemniser pleinement tous les habitants de Grassy Narrows pour tout ce que nous avons perdu.»

Des mesures recueillies entre 1970 et 1997

Les chercheuses ont analysé plusieurs milliers de mesures de mercure dans le sang ou dans les cheveux, recueillies chez 657 membres de la communauté par les gouvernements de l’Ontario et du Canada entre 1970 et 1997. Certains de ces membres sont décédés aujourd’hui. Pour étudier l’hypothèse d’une mort précoce avant 60 ans, la présente étude s’est concentrée sur l’exposition au mercure chez les personnes nées avant 1959 et qui auraient pu atteindre 60 ans ou plus en 2019. 

Les données de cette étude, qui sont depuis longtemps à la disposition du gouvernement, n’ont jamais été analysées pour vérifier l’hypothèse d’une mort précoce. Au contraire, le gouvernement a répété pendant des décennies qu’il n’existait aucune preuve des effets du mercure sur la santé des habitants de Grassy Narrows. Une note d’information du gouvernement du Canada datant de 2017 indique qu’«il n’existe aucune donnée à l’heure actuelle permettant de confirmer si le taux d’invalidité ou de problèmes de santé importants est plus élevé que dans les autres Premières Nations».

Entre 1970 et 1992, pas moins de 71 842 échantillons recueillis sur 38 571 personnes issues de 514 Premières Nations ont été analysés par Santé Canada. La concentration de mercure la plus élevée a été enregistrée chez une personne de Grassy Narrows, avec un niveau de 660 µg/L dans le sang.

Grassy Narrows était une communauté prospère et autosuffisante, culturellement riche, avec 95% d’emplois principalement dans la pêche commerciale et sportive. Aujourd’hui, alors que la pollution au mercure a plongé la communauté dans une crise qui perdure, «cette population résiliente continue à se battre pour la justice et pour restaurer son autodétermination, sa culture et son environnement», observe Donna Mergler.

Ayant porté uniquement sur les personnes qui avaient atteint ou auraient pu atteindre l’âge de 60 ans en 2019, l’étude n’a pas pris en considération les personnes nées depuis 1962 qui ont été exposées au mercure in utero et pendant la petite enfance, une période essentielle pour la programmation des fonctions organiques, en particulier pour le système nerveux. «Des études supplémentaires sont donc nécessaires pour étudier les conséquences sanitaires et sociales de ces expositions précoces au cours de la vie», soulignent les chercheuses.