La pandémie de Covid-19 et l’ouragan qu’elle a provoqué sur la planète économique seront-ils l’occasion de relancer le fonctionnement de nos sociétés sur d’autres bases, de redéfinir nos modes de consommation, d’organisation et de production? Professeur au Département de sociologie et à l’Institut des sciences de l’environnement, Éric Pineault (Ph.D. sociologie, 2003) fait partie de ceux qui le souhaitent. Avec Carole Dupuis et Mélanie Busby (B.Sc. biologie, 2003), du Front commun pour une transition énergétique, il est à l’origine du «Plaidoyer pour une société résiliente», un manifeste publié le 11 avril dernier dans le journal Le Soleil. Les 80 signataires, des chercheurs du milieu universitaire et des représentants d’organismes de la société civile, réclament que les efforts de relance s’inspirent de projets de transition vers une économie affranchie des énergies fossiles, soucieuse du vivant, solidaire et de proximité. Ils souhaitent que les mesures des gouvernements soutiennent les travailleuses et les travailleurs, mais non les activités qui accélèrent le réchauffement climatique et la perte de biodiversité.
Les efforts de relance, selon Éric Pineault, ne doivent surtout pas viser une poursuite effrénée de la croissance pré-pandémie. Ils doivent plutôt être une occasion de remettre en question le dogme de la croissance économique.
Contrairement à ce que l’on tient pour acquis, la croissance économique chère à tous les gouvernements n’est pas le remède à l’ensemble des maux de la Terre, soutiennent de nombreux chercheurs. Au contraire, la croissance sans fin nous mène directement vers une crise climatique et écologique sans précédent, que la crise sanitaire actuelle ne saurait faire oublier. De plus en plus, ces chercheurs s’intéressent à un nouveau concept: la décroissance. Éric Pineault a consacré son congé sabbatique, l’année dernière, à étudier la question à l’Université de Iéna, en Allemagne. «En Europe, il y a un véritable mouvement de recherche sur la décroissance, dit-il. Cela touche tous les domaines : sociologique, économique, écologique, politique.»
La société comme écosystème
Les travaux sur la décroissance ont permis d’examiner sous un nouvel angle les ratés du système capitaliste. Dans ce nouveau champ de recherche, on développe une analyse de la société en termes de flux biophysiques, de matière et d’énergie. La société, y compris son organisation économique, est vue comme un écosystème avec toutes ses interactions et ses relations de dépendance.
Née en France dans les années 1980, notamment sous la plume de l’économiste Serge Latouche, l’idée de décroissance a essaimé depuis. Ses deux principaux foyers de développement se trouvent aujourd’hui à Barcelone, en Espagne, et dans le monde germanique. Et le concept de décroissance a fait place, progressivement, à celui de post-croissance.
«Parler de “décroissance” fait référence à l’idée qu’il faut sortir de la croissance pour baisser le poids métabolique de nos sociétés, note Éric Pineault. Plus analytique, le concept de post-croissance nous amène à réfléchir à ce que serait une société qui changerait son mode de développement historique.»
L’idée de la croissance, rappelle-t-il, est apparue dans le contexte de la crise économique des années 1930, avec la notion de produit intérieur brut. Alors qu’on assiste à une intégration sans précédent des hydrocarbures à l’économie, la croissance est vue comme la solution à l’augmentation de la capacité de production des sociétés industrielles. «La croissance donne au capitalisme une stabilité économique et politique, dit le chercheur. L’idée s’impose que la croissance est nécessaire pour améliorer le sort des populations.»
La croissance – l’augmentation des investissements, de la capacité de production et de la consommation – ne se produit pas dans le vide. Dans la sphère domestique, par exemple, l’augmentation de la consommation a un aspect libérateur en donnant accès à de nombreux produits et services auparavant fournis par le travail domestique des femmes. Par contre, l’acquisition de machines à laver, de vêtements produits industriellement et d’aliments transformés s’accompagne d’une dépendance accrue au marché, de la disparition de savoir-faire – couture, cuisine, jardinage – et de la transformation des rapports économiques.
Derrière la croissance économique se cache une dynamique qui amène à produire de plus en plus de biens et de services, et à travailler de plus en plus. Car, contrairement à ce que le célèbre économiste John Maynard Keynes prédisait en 1930, l’avancement technologique n’a pas permis de réduire à 15 heures la semaine de travail. Au contraire. Avec les deux membres du couple qui travaillent à l’extérieur, les tâches domestiques et parentales qui doivent quand même être accomplies et les appareils mobiles qui contribuent à effacer la frontière entre temps de travail et temps à la maison, tout le monde court, tout le temps.
«Sur le plan biophysique, la croissance s’est bâtie sur une immense dotation de la nature, remarque Éric Pineault. En un siècle, on a exploité tous les gisements d’hydrocarbures et de métaux facilement accessibles, les terres arables, les forêts, les mers qui regorgeaient de poissons, le sable, l’eau. Nos prélèvements de ressources non renouvelables, la destruction des écosystèmes et nos impacts sur le climat ont augmenté à un rythme de plus en plus rapide. Les historiens de l’environnement appellent cela la “grande accélération”.»
D’une part, nous avons atteint les limites biophysiques d’un mode de développement fondé sur la croissance, signale le chercheur. D’autre part, les rendements de la croissance sont de moins en moins significatifs en matière d’amélioration des conditions de vie. «Les gains de croissance sont accaparés par les élites, ce qui explique l’accroissement des inégalités, dit le sociologue. Mais on s’aperçoit aussi qu’il y a un plafond à la croissance. Quand on considère l’ensemble des indicateurs– santé, éducation, etc. –, on constate qu’au-delà d’un certain seuil, l’accroissement de la richesse ne se traduit pas par une augmentation du bien-être.» Plus d’automobiles, plus de vacances au soleil et un nouveau téléphone intelligent à tous les deux ans ne rendent pas plus heureux.
Les années perdues du développement durable
Le développement durable est la réponse que nous avons trouvée en réaction à la crise de l’énergie des années 1970, aux avertissements du Club de Rome sur les limites des ressources de la planète, à l’émergence de la pollution comme enjeu fondamental et, finalement, au défi climatique. «La réponse au problème de la croissance, c’est plus de croissance, remarque Éric Pineault. Les sociétés riches se sont dit qu’elles pouvaient consacrer une partie de leur richesse à résoudre les problèmes environnementaux en investissant davantage dans la recherche pour trouver des solutions technologiques aux problèmes engendrés par la croissance.»
Le concept de développement durable, qui s’est imposé à partir des années 1980, a servi à normaliser la question environnementale: il suffisait de trouver des solutions pour rendre la croissance soutenable à long terme. «La décroissance comme mouvement social, qui apparaît en marge du mouvement environnemental, dans les années 1990-2000, émerge à partir du constat d’échec du développement durable», indique le professeur.
Depuis une dizaine d’années, de plus en plus de scientifiques font ce même constat. «On en vient à cette idée qu’il faut remettre en question le paradigme de la croissance, irréconciliable avec les limites de la biosphère», dit Éric Pineault. Pour les partisans de la décroissance, le développement durable est une mauvaise idée qui a fait perdre de précieuses années dans la lutte contre les changements climatiques.
Les politiques de transition qui misent essentiellement sur l’efficience – recycler le plastique, mieux isoler les maisons, repenser l’organisation des villes pour promouvoir le transport collectif, etc. – sont louables, dit le chercheur. Mais tant que l’on demeure dans une logique de croissance, les effets bénéfiques de ces efforts sont voués à être anéantis par l’effet rebond. «L’exemple classique, c’est celui de l’automobile, souligne le chercheur. Tout ce que l’on a gagné en efficacité énergétique, on l’a perdu parce que les voitures sur les routes sont de plus en plus grosses et de plus en plus nombreuses.»
Éric Pineault ne croit pas davantage à l’électrification pour décarboniser l’économie. «L’électrification massive du parc automobile est un piège: d’un problème de combustion de CO2, on va passer à un problème de ressources causé par la production des batteries», dit-il.
Circularité, moins de consommation, plus de reproduction
Selon les tenants de la décroissance, il ne faut pas seulement améliorer notre efficacité énergétique. Il faut diminuer nos dépenses en énergie et en matières premières. D’où l’idée de la circularité: moins de gaspillage, moins de consommation, plus de reproduction. Il faut aussi changer la notion que nous avons du plein emploi et diminuer les heures de travail. «C’est la partie la plus difficile, car cela implique de remettre en question la forme de la grande entreprise, qui est la seule à avoir besoin de la croissance», croit Éric Pineault.
La logique de post-croissance ne signifie pas la fin de l’entreprise privée, précise le chercheur. Mais il faut décentraliser la production des biens que nous consommons et favoriser les circuits courts qui rapprochent le consommateur du producteur. Il faut aussi plus d’infrastructures sociales qui permettent de produire en dehors du marché: des cuisines collectives, des réseaux d’échange, des ateliers où se regroupent des savoirs sur l’entretien des outils de base. «On privilégie les structures collectives pour éviter que l’autoproduction ne passe par un retour des femmes à la maison, dit le professeur. Les travaux des économistes féministes ont d’ailleurs beaucoup contribué à la recherche sur la post-croissance.»
Dans une économie de la post-croissance, les entreprises doivent, le plus possible, se rapprocher du modèle de l’économie sociale, qui répond aux besoins de la population sans dépendre des marchés financiers. «Les entreprises d’économie sociale ont dans leur ADN les normes de responsabilité sociale et environnementale que l’on demande aujourd’hui aux entreprises d’adopter, observe Éric Pineault. Et ces entreprises sont très performantes.»
Plus de démocratie
La post-croissance ne signifie pas un retour au totalitarisme. «Au contraire, cela passe par plus de démocratie, affirme le chercheur. La post-croissance doit être planifiée du bas vers le haut, en partant des besoins de la base.» Il faut, selon lui, plus de gouvernance locale, plus de consultations publiques, plus de budgets participatifs et une gestion d’entreprise qui laisse place à la voix collective. «La planification est beaucoup plus démocratique dans une entreprise d’économie sociale que dans les grandes entreprises actuelles, où elle est entièrement totalitaire», remarque le sociologue.
La post-croissance est-elle une utopie? Pour Éric Pineault, qui prépare un livre sur le sujet, la réponse est non. «La sphère politique n’est pas encore rendue là, convient-il. Mais les scientifiques et les environnementalistes questionnent de plus en plus notre croyance en la croissance. Même le milieu syndical commence à remettre en question le modèle de la croissance par la grande industrie. À mesure que s’effrite la croyance dans le développement durable, un vide se crée qu’il faut remplir avec une autre vision.»
Comme les autres signataires du «Plaidoyer pour une société résiliente», il croit que l’urgence actuelle d’agir ne doit pas nous dispenser de planifier le rebond après-pandémie et qu’il faut profiter de ce «rendez-vous avec l’histoire».