Série L’actualité vue par nos experts
Des professeurs et chercheurs de l’UQAM se prononcent sur des enjeux de l’actualité québécoise, canadienne ou internationale.
Photo: Jean Gagnon
Chaque année, les Québécois et Québécoises voient dépérir et disparaître sous leurs yeux des édifices à caractère historique. Cet automne, le diocèse de Trois-Rivières a annoncé qu’il abandonnait cinq de ses églises. En novembre dernier, le manoir seigneurial de Mascouche, situé au cœur d’un site patrimonial tricentenaire, a été détruit par la municipalité. Acquis par la Ville en 2015, cet ensemble datant du 18e siècle n’a cessé de se détériorer faute d’entretien. Puis, on apprenait, il y a 15 jours, que le projet gouvernemental de réhabiliter l’édifice patrimonial de l’ancienne bibliothèque Saint-Sulpice à Montréal, inoccupé depuis 15 ans, ne verrait pas le jour.
Pour contrer l’abandon et la destruction des biens patrimoniaux, le ministère de la Culture et des Communications du Québec a soumis, le 29 octobre dernier, le projet de loi 69. «Ce projet de loi, dont l’objectif est de remodeler la Loi sur le patrimoine, est en fait une réponse obligée au rapport accablant de la Vérificatrice générale du Québec, déposé en juin dernier, qui portait sur la protection et la valorisation du patrimoine bâti», rappelle le chroniqueur du Devoir Jean-François Nadeau (Ph.D. histoire, 2004), qui suit ce dossier depuis des années. Ce rapport critiquait l’approche gouvernementale fondée sur des gestes de courte durée, sans vision d’ensemble, et constatait l’absence de mécanisme de suivi permanent pour guider l’action de l’État.
De nombreux organismes voués à la défense du patrimoine bâti ont déclaré que le projet de loi manquait de perspective globale. «Plusieurs enjeux essentiels à la préservation du patrimoine immobilier – l’aménagement du territoire, l’urbanisme, la protection du paysage et les fonds d’archives – ne sont pas abordés par le projet de loi», relève Lisa Baillargeon, professeure au Département des sciences comptables et directrice de l’Institut du patrimoine. «Comment peut-on protéger les édifices sans tenir compte de leur environnement et des archives qui documentent leur histoire?», demande-t-elle.
Jean-François Nadeau abonde dans le même sens. «Le projet de loi ne considère pas le patrimoine archivistique, qui se trouve actuellement dans un piètre état, notamment les archives religieuses. On peut être inquiet quand on sait que le personnel chargé de la conservation des archives des Sulpiciens, lesquelles racontent deux siècles de l’histoire de Montréal, a été licencié en 2020.»
Nous vivons dans une forme de présentisme, affirme le chroniqueur. «La perspective que nous avons sur notre temps est celle où le présent domine à la fois l’avenir et le passé, où le patrimoine bâti est perçu comme un embarras. Nous avons du mal à nous voir autrement que dans du neuf ou dans des apparences de vieux. Certes, il ne s’agit pas de protéger pour protéger, mais de préserver des bâtiments ayant un sens collectif, qui sont des points de repère de notre trajectoire en Amérique.»
L’État a un devoir d’exemplarité en matière de sauvegarde et de valorisation du patrimoine, poursuit Lisa Baillargeon. «Les enjeux du patrimoine immobilier ne sollicitent pas seulement l’engagement du ministère de la Culture et des Communications, mais celui du gouvernement du Québec tout entier, ce qui inclut les ministères des Affaires municipales, des Finances et du Tourisme.» On pourrait aussi ajouter le ministère de l’Environnement, car le projet de loi fait l’impasse sur les conséquences écologiques des destructions de biens patrimoniaux, note Jean-François Nadeau. «Il n’y a rien de plus polluant que de raser un immeuble sans rien en récupérer, ce qui, malheureusement, constitue la norme. L’amoncellement de poutres dans les dépotoirs est une catastrophe environnementale.»
Plus de pouvoirs aux MRC
Le projet de loi 69 délègue des pouvoirs aux municipalités régionales de comté (MRC), et plus seulement aux municipalités (villes et villages), pour réaliser, notamment, les inventaires des biens patrimoniaux et décider quels édifices protéger et mettre en valeur. Le problème, dit Jean-François Nadeau, est que les MRC sont constituées d’élus provenant des municipalités, dont plusieurs sont rébarbatives à appliquer des mesures de protection du patrimoine. «Comme le soulignait l’ex-sénateur libéral Serge Joyal, si on fait appel aux MRC pour réguler les décisions des municipalités, c’est un peu comme si la Cour d’appel du Québec était composée de juges de la Cour supérieure qui ont déjà jugé la question.»
La plupart du temps, les municipalités se retrouvent en conflit d’intérêt dans la mesure où elles lient leur développement économique aux projets des développeurs et promoteurs immobiliers, lesquels ont souvent primauté sur les préoccupations patrimoniales. Sur ce sujet, l’avocat Charles Breton-Demeule, un expert en matière de patrimoine, a fait valoir lors des audiences sur le projet de loi que les municipalités devraient être obligées d’adopter un règlement sur l’occupation et l’entretien des bâtiments afin de prévenir la vétusté des édifices patrimoniaux et d’entraver la mécanique des démolitions qui résulte de leur abandon.
Lisa Baillargeon croit qu’il faut des lignes directrices claires. «Le gouvernement doit établir des critères précis et uniformes pour orienter les municipalités quant à la reconnaissance, à l’entretien et à la protection des bâtiments patrimoniaux. Il est aussi important que les personnes responsables de ces dossiers au sein des municipalités reçoivent une formation adéquate sur les enjeux associés au patrimoine. Enfin, on doit prévoir des mécanismes permettant de s’assurer que les budgets alloués aux municipalités pour la gestion du patrimoine soient utilisés à bon escient.»
Patrimoine moderne
Selon le projet de loi, les inventaires du patrimoine bâti ne doivent porter que sur les immeubles ou édifices construits avant 1940, comme si l’ancienneté devait être le seul marqueur patrimonial. Dans une lettre publiée récemment dans Le Devoir, la professeure émérite de l’École de design France Vanlaethem soulignait que le patrimoine de la modernité risque ainsi d’être encore plus fragilisé qu’il ne l’est.
La professeure a fondé, en 1990, Docomomo Québec, une antenne basée à l’UQAM de Docomomo international, un réseau voué à la conservation de l’architecture moderne. Docomomo Québec est intervenu dans de nombreux dossiers de protection du patrimoine moderne, dont celui de la restauration du pavillon du Lac-aux-Castors sur le Mont-Royal. Il a aussi contribué à valoriser des édifices phares du patrimoine moderne montréalais comme la Place-Ville-Marie ou le complexe d’Habitat 67.
«L’architecte Phyllis Lambert, bien connue pour son dévouement à préserver le patrimoine, n’en revenait pas que le projet de loi fixe à 1940 l’année où l’on détermine ce qui est d’intérêt patrimonial, rappelle Jean-François Nadeau. Avec un tel manque d’ouverture sur le monde qui nous entoure, même Habitat 67 pourrait être démoli, disait-elle.»
Une instance indépendante?
Au Québec, plus de la moitié (57 %) du patrimoine immobilier contenu dans le Répertoire de l’État en matière de biens culturels ne jouit d’aucune protection. Ce répertoire est même incomplet, puisqu’il n’existe aucune étude gouvernementale exhaustive sur le nombre total de biens patimoniaux au Québec.
Qui jouera le rôle de procureur de l’intérêt public pour le patrimoine? Héritage Montréal invite l’État à créer un poste de commissaire général du patrimoine, alors que d’autres organismes proposent la mise en place d’une instance indépendante capable, notamment, d’agir à titre d’accompagnateur et de conseiller auprès des MRC et des municipalités.
«Une instance indépendante permettrait d’assurer que les inventaires des bâtiments patrimoniaux soient mis à jour et centralisés, dit Lisa Baillargeon. D’ailleurs, on trouve dans le projet de loi 69 l’obligation d’adopter des inventaires du patrimoine bâti et de les actualiser régulièrement.» Visant à repérer et à documenter les éléments bâtis de valeur culturelle sur un territoire, l’inventaire est depuis longtemps l’outil de connaissance de base du patrimoine, soulignait France Vanlaethem dans sa lettre au Devoir.
Lisa Baillargeon estime qu’il est important d’établir une continuité dans la gestion des dossiers en matière de patrimoine. «Pour faire les suivis nécessaires et guider l’action gouvernementale, le projet de loi 69 envisage de créer une table de concertation pouvant réunir des élus, des représentants du milieu du patrimoine et du monde municipal, des acteurs économiques et scientifiques, et des partenaires de la société civile. C’est une piste intéressante.»
En vertu du projet de loi, les citoyens pourront désormais faire appel de décisions patrimoniales qui leur semblent contestables, un mécanisme qui n’existait pas jusqu’à présent. «C’est une avancée, mais il faut savoir comment cela va s’opérationnaliser, ce qui reste encore nébuleux», conclut la professeure.