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Le décrochage, un phénomène contagieux

Plus un adolescent a de décrocheurs au sein de son réseau social, plus il est à risque de décrocher.

Par Pierre-Etienne Caza

28 mai 2020 à 17 h 05

Mis à jour le 21 juillet 2020 à 10 h 07

Photo: Getty Images

Plusieurs experts du monde de l’éducation s’inquiètent des risques de décrochage chez les élèves du secondaire dont l’année scolaire a été amputée à cause du confinement. On espère qu’ils ne seront pas trop nombreux à abandonner les bancs d’école, car selon une étude parue dans le Journal of Educational Psychology, le décrochage serait contagieux. «Plus un adolescent a de décrocheurs au sein de son réseau social, plus le risque qu’il décroche à son tour est élevé», explique le professeur du Département d’éducation et formation spécialisées Éric Dion, qui signe l’article avec ses collègues de l’Université de Montréal Véronique Dupéré (première auteure), Stéphane Cantin, Isabelle Archambault et Éric Lacourse.

Le décrochage est un phénomène qui touche davantage certains milieux et certaines écoles, rappelle Éric Dion. Des études ont déjà démontré que les parents qui ne sont pas en mesure de soutenir la réussite de leurs enfants ou de les superviser correctement produisent plus de décrocheurs. On retrouve également plus de décrochage dans les écoles où il y a une concentration élevée d’élèves en difficulté sur le plan scolaire.

Éric Dion et ses collègues ont abordé la problématique sous un autre angle: celui de la contagion sociale. Ils ne sont pas les premiers à s’intéresser à cette piste, mais très peu de chercheurs l’ont fait depuis une vingtaine d’années.

«Lorsque j’étais à l’école secondaire dans un milieu difficile, dans les années 1980, personne ne décrochait. Arrêter d’aller à l’école n’était même pas envisageable.»

Éric Dion

Professeur au Département d’éducation et formation spécialisées

L’idée est loin d’être farfelue. «Pour qu’un adolescent décroche, il faut d’abord qu’il sache que c’est une possibilité, souligne Éric Dion. Lorsque j’étais à l’école secondaire dans un milieu difficile, dans les années 1980, personne ne décrochait. Arrêter d’aller à l’école n’était même pas envisageable. D’où notre hypothèse: se pourrait-il que le décrochage devienne une possibilité concrète pour un élève seulement lorsqu’une personne de son entourage décroche?»

Les amis, la fratrie et les partenaires amoureux

Quelques études ont déjà démontré que si un élève a des amis décrocheurs, il aura plus de chance de décrocher. «La principale lacune de ces études était de ne pas établir de lien temporel entre le décrochage des amis et le décrochage du participant de l’étude. Or, pour établir un lien crédible, il faut que le premier précède le second, et il faut que le contact entre les deux ados soit proche dans le temps.»

Deux autres études se sont intéressées à l’influence prépondérante des membres de la fratrie. «Le revenu et le niveau d’éducation des parents est un prédicteur important de la réussite scolaire des enfants à l’école, mais le prédicteur le plus important demeure la réussite des frères et sœurs, rappelle Éric Dion. Si l’un d’eux ou d’elles décroche, cela a une influence sur les autres membres de la fratrie.»

«Le revenu et le niveau d’éducation des parents est un prédicteur important de la réussite scolaire des enfants à l’école, mais le prédicteur le plus important demeure la réussite des frères et sœurs.»

Bizarrement, les études antérieures n’avaient jamais observé la possibilité d’une contagion menant au décrochage au sein des relations amoureuses chez les adolescents. «C’est surprenant, car parmi les facteurs prédictifs du décrochage, il y a l’activité sexuelle précoce et les grossesses adolescentes. Il semble évident que les partenaires amoureux sont des personnes significatives pour les ados, donc susceptibles d’avoir une grande influence sur leurs parcours.»

L’étude d’Éric Dion et de ses collègues comporte deux innovations: avoir considéré simultanément toutes les personnes de l’entourage des adolescents et un devis permettant d’établir un lien temporel entre le décrochage de ces ados et celui des membres de leur réseau social.

Un entourage contagieux

L’échantillon comportait 545 élèves – un tiers de décrocheurs, un tiers d’élèves à risque de décrocher et un tiers d’élèves aux résultats scolaires dans la moyenne. «On leur a posé des questions sur l’encadrement parental à la maison et sur les événements vécus durant les 12 mois précédant leur décision de décrocher. On leur a également demandé si un ami, une amie, un frère, une sœur, un chum ou une blonde récent ou récente avait décroché, et, si oui, à quel moment», précise le chercheur. Ses collègues et lui ont pu analyser si les élèves décrocheurs avaient dans leur réseau plus de personnes ayant décroché dans chacune des catégories – amis, fratrie, partenaire amoureux.

Les résultats indiquent que leur intuition était bonne: les occurrences de décrochage survenues au cours de la dernière année étaient plus élevées dans l’entourage des participants qui avaient à leur tour décroché. «C’était vrai pour la fratrie, pour les amis et pour les relations amoureuses, précise Éric Dion. Et si l’élève avait dans son réseau des décrocheurs appartenant à deux catégories ou plus (par exemple un frère et un ami, ou un ami et une blonde), il était encore plus à risque de décrocher.»

«Si l’élève avait dans son réseau des décrocheurs appartenant à deux catégories ou plus (par exemple un frère et un ami, ou un ami et une blonde), il était encore plus à risque de décrocher.»

Le lien temporel s’est également avéré probant: l’influence des amis, de la fratrie et des partenaires amoureux n’était pas significative s’ils avaient décroché depuis plus d’un an. «Cela va dans le sens de notre hypothèse, à savoir qu’il faut une proximité temporelle pour qu’il y ait une possibilité de contagion.»

Seulement un décrocheur sur quatre évoluait dans un réseau où tous les membres étaient encore à l’école. «En somme, les adolescents qui décrochent font partie de réseaux qui incluent des décrocheurs et les jeunes qui ne fréquentent pas des décrocheurs sont peu susceptibles de décrocher», résume le chercheur.

Pistes à explorer

Même si l’influence des décrocheurs de chaque catégorie (ami, fratrie ou partenaire amoureux) semble proportionnellement la même en termes statistiques, les mécanismes impliqués et le poids de chacun ne sont sans doute pas les mêmes. «Habituellement, on a plus d’amis que de partenaires amoureux, fait remarquer Éric Dion. Les amis décrocheurs risquent donc d’influencer un plus grand nombre de personnes, mais leur impact est sans doute variable en fonction de l’intensité des liens.» Le partenaire amoureux ou les membres de la fratrie, en revanche, possèdent une influence majeure. «Si mon chum ou ma blonde décroche et va habiter en appartement, je peux avoir l’idée de décrocher en sachant que j’aurai un endroit où demeurer, illustre-t-il. De manière similaire, si l’un de mes frères ou l’une de mes sœurs a décroché, je peux en déduire que mes parents se sont fait à l’idée que ce n’est pas la fin du monde si leurs enfants ne terminent pas leur secondaire.»

Ces mécanismes constituent des pistes à explorer lors de recherches ultérieures. «Il faudrait pour cela s’assurer d’avoir une conception adéquate de ce que représente le décrochage pour les ados, note Éric Dion. Il faut s’extraire de notre perspective d’adultes, selon laquelle il faut terminer son secondaire pour assurer son avenir.» Nous savons que le décrochage est associé à des problèmes à long terme, mais pour les ados, cela constitue souvent une solution à un problème réel. «Un jeune est victime d’intimidation à l’école? S’il décroche, son problème est réglé. Un autre veut avoir plus d’argent? S’il décroche et se trouve un emploi, il en gagnera davantage… à court terme. Il faut tenir compte de ces différences de perspective pour mieux comprendre la contagion sociale du décrochage», conclut le chercheur.