Le mouvement #MeToo a changé la manière d’aborder le thème des violences à caractère sexuel chez les autrices-compositrices-interprètes du Québec. Récits feutrés et douces ballades empreintes de tristesse d’un côté, colère et revendication de l’autre, il y a définitivement dans leurs chansons un avant et un après 2017, l’année de la plus importante vague de dénonciations, a découvert la professeure associée du Département de musique Vanessa Blais-Tremblay dans le cadre d’un projet de recherche en cours.
«À titre de musicologue, je m’intéresse à l’histoire de la musique au Québec, mais je suis également chercheuse en études féministes, souligne la professeure. L’objectif du projet est de parvenir à théoriser l’influence du mouvement #MeToo sur la musique populaire québécoise et, inversement, la façon dont ces chansons nourrissent et façonnent à leur tour le mouvement.»
Un récit autobiographique intimiste
Le finissant au baccalauréat en musique et auxiliaire de recherche Simon-Olivier Godin a recensé les chansons québécoises traitant de violences à caractère sexuel. Avant 2017, la chanson qui dénonce les violences à caractère sexuel est de type intimiste, analyse Vanessa Blais-Tremblay. «Il s’agit d’un récit autobiographique mis en musique. La pièce Blessée (2010) de Lynda Lemay, par exemple, est une ballade accompagnée exclusivement par des instruments acoustiques, ce qui lui confère une forme d’authenticité au sens où la voix devient un vecteur émotif pour offrir un témoignage sincère.»
La spécialiste note que les artistes utilisent des figures de style pour atténuer la violence du sujet. «C’est typique des chansons de cette période d’envelopper les propos difficiles dans un emballage stylistique et musical accrocheur, comme si on avait voulu générer de l’espoir malgré tout», explique-t-elle.
La pièce Mon frère (1994) de France D’Amour, qui traite d’inceste (et qui a été écrite par Lynda Lemay), en est un bon exemple avec son refrain mélodique. «Comme enseignante en musique auprès des jeunes, j’ai vu plusieurs fillettes de six, sept ans chanter cette chanson aux concerts de fin d’année, mais je ne réalisais pas à l’époque la portée des paroles», mentionne la musicologue.
En 2018, lors de la parution d’un album réunissant ses plus grands succès en carrière, France D’Amour a raconté qu’après chacun de ses spectacles depuis 25 ans, des fans l’abordent et la remercient pour cette chanson qui dépeint ce qu’ils ou elles ont vécu dans leur enfance. «Avec ce type de chansons, l’artiste souhaite susciter une connexion avec son public et ce lien s’établit sur une base individuelle», confirme la chercheuse.
La pièce Encore une nuit (2004), interprétée par Marie-Mai et traitant de violence domestique envers les enfants, fait aussi partie de son échantillon. «Ce sont souvent des pièces que l’on aime fredonner ou chanter sans nécessairement vouloir prendre acte de la charge émotionnelle des paroles, note-t-elle. On ressent peu de colère, c’est plutôt la souffrance et la tristesse qui y sont exprimées.»
L’objectif des chansons de cette époque, résume-t-elle, était de faire savoir que les violences à caractère sexuel existent, qu’il y a des femmes qui en sont victimes.
Rendre le collectif visible à tous
Les chansons écrites après 2017 sont très différentes, constate Vanessa Blais-Tremblay. C’est le cas des pièces Je veux rentrer (2018) de Cœur de pirate ou #MeToo (2019) de Laurence Nerbonne. Les paroles de cette dernière sont très explicites: Et maintenant je te dis, Fuck you Fuck you Fuck you. Moi aussi moi aussi moi aussi, sur une musique dansante très électro. «L’artiste elle-même a raconté que lorsqu’elle chante ce tube à la fin de ses spectacles, les femmes dans son public reprennent le refrain en chœur avec un doigt d’honneur tendu bien haut, illustre la professeure. Nous ne sommes plus dans l’identification individuelle. Quand on fait danser son public sur une telle pièce, on permet à chaque personne dans la salle d’être pleinement consciente de ne pas être la seule à avoir vécu ce type d’expérience. On rend le collectif des femmes ayant souffert des violences à caractère sexuel visible pour toutes et tous.»
La force des médias sociaux
La nouvelle vague de dénonciations que le Québec a connu à l’été 2020 ainsi que les effets négatifs de la pandémie pour certaines personnes vulnérables ont entraîné d’autres créatrices à faire entendre leur voix ou à revisiter certaines chansons. «Roxane Bruneau a précisé sur YouTube que sa chanson Le secret, qu’elle a écrite à 12 ans et qui figurait sur son premier album, paru en 2017 sur une étiquette indépendante, traite de la violence subie par sa mère de la part d’un conjoint violent, raconte la chercheuse. Dans le contexte du confinement, elle a indiqué que toutes les sommes amassées par la vente de cette pièce seront redistribuées à SOS Violence conjugale.» Cet exemple démontre bien comment la musique influence à son tour le mouvement #MeToo, note la professeure.
Une autre différence marquante avec les chansons écrites avant 2017 est l’importance des médias non traditionnels dans la diffusion des pièces. «Dans l’histoire de la musique, les maisons de disque n’ont pas la réputation d’endosser de tels propos dénonciateurs livrés sans filtre, rappelle Vanessa Blais-Tremblay. C’est pourquoi l’utilisation des médias sociaux, comme YouTube et Facebook, est privilégiée par ces artistes pour rejoindre leur public.»
Le cas de Libelle, qui a publié en octobre dernier sa première composition, Mon corps, sur Facebook et YouTube, est intéressante, estime la chercheuse. «Cette pièce pose la cisnormativité, ou la pression sociale de conformer son identité de genre à son sexe, comme étant une violence à caractère sexuel. Il s’agit d’une idée peu entendue dans l’espace public qui risque de susciter des discussions.»
La plupart des artistes qui figurent dans l’échantillon de Vanessa Blais-Tremblay sont des femmes ou des personnes non binaires. «Il ne semble pas y avoir encore de chansons écrites par des hommes se présentant comme des alliés de la dénonciation des violences à caractère sexuel, mais nous poursuivons nos recherches et demeurons à l’affût», conclut-elle.
Réécrire l’histoire de la musique au Québec
Le projet de recherche de Vanessa Blais-Tremblay s’inscrit dans un projet collaboratif et interdisciplinaire plus vaste intitulé «La vie musicale au Québec», qu’elle mène avec ses collègues Laura Risk (Université de Toronto) et Sandria P. Bouliane (Université Laval). «Nous visons le décloisonnement des catégories d’analyse habituelles en histoire de la musique afin de faciliter l’intégration d’un ensemble diversifié de pratiques artistiques où les contributions des femmes, des classes ouvrières et des communautés autochtones ou associées à diverses diasporas seront mieux représentées», explique-t-elle.