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Journée internationale du pull moche de Noël

Le chargé de cours de l’École supérieure de mode de l’ESG UQAM Philippe Denis analyse le phénomène.

Par Valérie Martin

15 décembre 2020 à 16 h 12

Mis à jour le 15 décembre 2020 à 16 h 12

Série L’actualité vue par nos experts
Des professeurs et chercheurs de l’UQAM se prononcent sur des enjeux de l’actualité québécoise, canadienne ou internationale.

La Journée internationale du pull moche de Noël est l’occasion pour de nombreux adeptes de se lancer des défis ou d’organiser des concours, au bureau ou sur les médias sociaux, dans le but de repousser constamment les limites du bon goût. Photo: Getty images

Convaincue d’avoir un bon parti pour Bridget (Renée Zellweiger), sa fille célibataire, Pamela Jones (Genna Jones) lui présente Mark Darcy (Colin Firth). Bridget déchante rapidement en voyant son prétendant vêtu d’un col roulé vert sur lequel figure un renne au nez rouge! Cette scène tirée du film Bridget Jones’s Diary, tourné au début des années 2000, serait à l’origine d’un événement vestimentaire qui crée de plus en plus d’engouement: le port d’un chandail aux couleurs du temps des Fêtes (que l’on doit choisir le plus moche possible) pendant une journée. L’objectif? S’amuser… et inonder les médias sociaux de selfies!

Organisée chaque troisième vendredi du mois de décembre, la Journée internationale du pull moche de Noël, qui existe depuis 2011, est l’occasion pour de nombreux adeptes de se lancer des défis ou d’organiser des concours, au bureau ou sur les médias sociaux, dans le but de repousser constamment les limites du bon goût. En temps normal, le party de Noël sur la thématique (Ugly Christmas Sweater Party), qui aurait été inventé au début des années 2000 par une poignée d’étudiants universitaires à Vancouver, est aussi une activité fort courue. Des villes, comme celle du Mans, en France, et des organismes caritatifs adhèrent au mouvement. L’organisme Save the Children, par exemple, en a fait, depuis 2016, l’élément-clé de sa campagne annuelle de financement en Angleterre. Dans le cadre du «Christmas Jumper Day», les Britanniques sont ainsi invités à revêtir leurs plus laids habits tout en se montrant généreux envers les enfants.

Un vêtement valeureux

Avant de devenir un symbole kitsch, le chandail de laine représentant un sapin de Noël ou des flocons de neige était à l’origine tricoté à la main par une grand-mère ou une tante attentionnée. «Le cadeau exprime l’amour et la reconnaissance que l’on porte à une personne chère, à ses proches ou à ses enfants et petits-enfants», commente le chargé de cours de l’École supérieure de mode de l’ESG UQAM Philippe Denis. La tradition remonte, selon lui, aux Anglo-Saxons, tout comme celle du sapin décoré, et apparaît au 19e siècle.

L’idée du cadeau tricoté à la main se répand également en Amérique du Nord. «La paire de pantoufles en Phentex réalisée par grand-maman peut être vue comme une variante canadienne-française de cette tradition», constate Philippe Denis. Malgré le caractère unique du cadeau, recevoir un tel présent ne faisait pas toujours l’unanimité! «J’ai en tête cette scène extraite du film Le Noël d’Hercule Poirot au cours de laquelle le détective déballe avec stupeur son cadeau, qui se révèle être une horrible paire de gants tricotée à la main par l’épouse de l’inspecteur Japp!, décrit Philippe Denis. C’est une scène anodine, mais qui rappelle cette tradition bien ancrée dans les mœurs de l’époque.»

Au cours du 20e siècle, le chandail de Noël artisanal sera remplacé graduellement par son pendant industriel. «On commence à voir apparaître des pulls fabriqués en série et non plus confectionnés à la main comme autrefois», lance le chargé de cours. La jeunesse, qui a accès à un nombre sans précédent de produits manufacturés, délaisse les traditions. «C’est l’ère de la consommation de masse, où chacun veut porter la même chose que les autres en fonction de la mode du moment», dit Philippe Denis. L’écart se creuse entre les jeunes, avides de nouveauté, et les générations précédentes, qui s’accrochent aux traditions.

Selon Philippe Denis, le mouvement du pull moche «prend sa source dans le regard que pose une certaine élite sur une tradition populaire. Le kitsch est toujours dans l’œil de la personne qui regarde.» On reprend la tradition du chandail de Noël tout en se l’appropriant avec un brin de condescendance et beaucoup d’humour. «L’élite cherche généralement à se distinguer de la classe populaire alors que celle-ci veut absolument l’imiter, note le chargé de cours. Ici, le phénomène est inversé. C’est l’élite qui copie.»

Une certaine nostalgie explique également la popularité des chandails moches. «Un phénomène de mode est toujours attribuable à différents facteurs et événements», précise Philippe Denis. Le chargé de cours dresse un parallèle avec le pain sandwich, cet incontournable de la table de Noël d’autrefois, avec son glaçage de fromage Philadelphia ou de Cheez Whiz. «Ce mets traditionnel du temps des Fêtes a complètement disparu des menus pendant une vingtaine d’années pour réapparaître aujourd’hui dans une version remaniée», fait remarquer le chargé de cours. Récemment, de grands noms du monde culinaire comme Marilou ou Josée di Stasio ont partagé leur recette de pain sandwich sur les réseaux sociaux. «Cela nous rappelle le goût de notre enfance, dit Philippe Denis. On peut y voir aussi un retour du fait maison et un intérêt pour le kitsch. Encore une fois, on observe la tradition avec amusement.»

Le 18 décembre prochain, plusieurs personnes revêtiront leurs chandails moches. Pour le chargé de cours, l’important est de le faire en évitant de froisser ceux et celles pour qui la tradition du chandail de Noël reste bien vivante. «N’oublions pas que nous faisons partie d’une élite urbaine et universitaire et que, dans certains milieux, offrir un chandail tricoté à la main est encore un geste de générosité et d’amour.»