Série COVID-19: tous les articles
Les nouvelles sur la situation à l’Université entourant la COVID-19 et les analyses des experts sur la crise sont réunies dans cette série.
On les voit tous les jours sur nos écrans de télévision durant les points de presse sur la COVID-19. Que ce soit au Canada, aux États-Unis, en France ou ailleurs dans le monde, les interprètes en langues des signes ont un rôle déterminant en ces temps de pandémie. La plupart de ceux que l’on voit quotidiennement à Montréal, à Québec et à Ottawa ont obtenu leur diplôme de l’UQAM, la seule université québécoise à offrir une formation dans ce domaine, la majeure en interprétation français – langue des signes québécoise (LSQ). Ce programme, offert depuis 2019, remplace le certificat en interprétation visuelle, qui avait été créé en 1990.
Lorsqu’il a interprété le point de presse de la Ville de Montréal, le 20 mars dernier, le doctorant et chargé de cours en linguistique Darren Saunders (M.A. linguistique, 2016), est devenu le premier interprète sourd à effectuer son travail en direct dans un média québécois. Brigitte Giguère (certificat en interprétation visuelle, 2012) et Yvan Boucher (certificat en interprétation visuelle, 2016) interprètent également les propos de la mairesse Valérie Plante et de la directrice régionale de la santé publique de Montréal, Mylène Drouin.
À Québec, Sarah-Anne Vidal (certificat en interprétation visuelle, 2013), Amélie Gagnon (certificat en interprétation visuelle, 2008) et Cathy Leblanc (certificat en interprétation visuelle, 2007) tiennent le fort durant les conférences de François Legault, de Danielle McCann et d’Horacio Arruda. À Ottawa, les chargés de cours Anne Missud (certificat en interprétation visuelle, 2004; B.Sc. psychologie, 2008) et Frédérick Trudeau (certificat en interprétation visuelle, 2003; prog. court de 2e cycle en pédagogie de l’enseignement supérieur, 2008), de même que Maryse Touchette (B.A. arts plastiques, 1991; prog. court de 2e cycle en études sur la mort, 2009) traduisent les propos de Justin Trudeau, de Theresa Tam et des ministres libéraux.
C’est un fait: on n’a jamais vu autant d’interprètes en langues des signes que pendant la crise actuelle. Les gouvernements provincial et fédéral ont déjà fait appel à des interprètes par le passé, mais c’est la première fois que leurs services sont requis en direct à la télévision sur une base quotidienne. «Les États-Unis, où les interprètes assument un rôle important depuis l’ouragan Katrina en 2005, ainsi que plusieurs pays d’Europe, sont nettement en avance sur nous», affirme Cynthia Benoit (B.Sc. géographie, 2010), chargée de cours au Département de linguistique.
La professeure du Département de communication sociale et publique Véronique Leduc (M.A. travail social, 2011), qui est devenue, en 2017, la première personne sourde à occuper un poste de professeure dans une université au Québec, déplore aussi notre retard dans ce domaine. «Comparativement à l’Angleterre, à la Turquie ou à Cuba, où le bulletin de nouvelles de la télévision d’État est diffusé dans la langue des signes nationale, la presque totalité des médias québécois et canadiens ne fournissent pas l’information en LSQ, en American Sign Language (ASL) ou en langues des signes autochtones, dit-elle. Pourtant, la loi canadienne sur l’accessibilité, adoptée en 2019, reconnait que ces langues sont les plus utilisées par des personnes sourdes au Canada.»
On estime que le Québec compte environ 10 000 utilisateurs de la LSQ et un peu moins de 300 interprètes – à temps plein ou à temps partiel –, dont une centaine sont membres de l’Association québécoise des interprètes en langues des signes (AQILS).
Travail d’équipe
La présence systématique des interprètes aux points de presse de la COVID-19 n’est pas arrivée par magie. «Au début de la crise, l’information n’était pas du tout accessible aux personnes sourdes et malentendantes, mentionne Véronique Leduc. La communauté sourde et l’AQILS ont fait des démarches pour exiger que les communications d’urgence soient rendues accessibles aux personnes sourdes et malentendantes.»
Depuis la mi-mars, les interprètes travaillent en équipe de deux ou plusieurs personnes. Cet esprit collaboratif est crucial pour transmettre l’information la plus exacte possible. «La haute importance du message à transmettre, le stress inhérent à la présence des médias et le débit rapide de certains locuteurs entraînent une charge cognitive très intense pour les interprètes», souligne Cynthia Benoit.
Une traduction et une interprétation linéaire du français vers la langue des signes est souvent insuffisante pour transmettre le bon message. Plusieurs personnes sourdes, dont la langue maternelle est la LSQ, ont une connaissance limitée du français. «Puisque les autorités utilisent souvent un registre de langue élevé, certains termes sont trop difficiles à comprendre», mentionne Darren Saunders. D’autres termes n’ont carrément pas la même signification en français et en LSQ. Par exemple, utiliser le signe + pour parler de tests positifs à la COVID-19 ne fonctionne pas, car le signe + laisse entendre qu’il s’agit d’une bonne nouvelle!
Pour rendre l’information accessible à un plus large public, la co-interprétation effectuée par un interprète sourd et un interprète entendant est une solution optimale. La co-interprétation s’effectue en deux étapes: l’interprète entendant transmet d’abord l’information en LSQ à l’intention de l’interprète sourd. Ce dernier interprète ensuite une seconde fois le message dans des termes plus accessibles. C’est cette dernière étape qui est présentée à l’écran. Darren Saunders et son collègue ont utilisé cette méthode le 20 mars dernier. «Puisque la langue des signes est ma langue maternelle, je peux adapter le message à un maximum de personnes», précise le doctorant.
Défis multiples
Contrairement aux personnes entendantes, qui ont un accès immédiat à de multiples sources d’information – radio, télévision, journaux, sites web – les personnes sourdes ayant des connaissances limitées en français ou en anglais doivent souvent se contenter d’une seule source fiable: les points de presse. «Sur le site du gouvernement du Québec, les dépliants d’information et de recommandations ont été traduits dans une quinzaine de langues, mais pas en LSQ, note Anne-Marie Parisot, professeure au Département de linguistique. Cela contrevient aux principes d’inclusion et d’accès à l’information.»
Sur le plan de la santé, plusieurs enjeux majeurs touchent la communauté sourde en contexte de pandémie. Le port obligatoire du masque dans les hôpitaux, par exemple, pourrait potentiellement poser de graves problèmes communicationnels entre une personne sourde et le personnel médical. «Les expressions faciales servent à aller chercher des éléments paralinguistiques de la langue ou à lire sur les lèvres», mentionne Cynthia Benoit.
D’autres situations soulèvent des inquiétudes. Les personnes sourdes et aveugles utilisent la langue des signes tactile, fondée sur les contacts avec les mains, le visage et le corps. Or, tous ces contacts sont à proscrire dans le contexte de la COVID-19. Les personnes sourdes vulnérables – immigrants, femmes victimes de violence conjugale, personnes ayant des problèmes de santé mentale, les personnes âgées qui vivent dans des CHSLD – doivent composer avec des défis encore plus complexes que les personnes entendantes. Et le temps d’attente pour parler au téléphone via le Service de relais vidéo est très long par les temps qui courent.
Malgré ces difficultés, la crise actuelle a permis à la communauté sourde de faire des gains appréciables. «La crise rend visible la surdité invisible», souligne Cynthia Benoit. «La présence d’interprètes sur nos écrans suscite une curiosité pour la langue des signes», ajoute Véronique Leduc. «J’espère que cette crise sensibilisera la population entendante aux difficultés vécues par la communauté sourde et donnera envie à davantage de gens d’apprendre cette langue extraordinaire», conclut Anne-Marie Parisot.