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De la grippe espagnole à la COVID-19

L’historienne Magda Fahrni dresse des parallèles entre les deux pandémies.

Par Claude Gauvreau

7 avril 2020 à 14 h 04

Mis à jour le 28 avril 2020 à 11 h 04

Série COVID-19: tous les articles

Les nouvelles sur la situation à l’Université entourant la COVID-19 et les analyses des experts sur la crise sont réunies dans cette série.

En 1918, le Collège de La Salle à Thetford Mines avait été transformé temporairement en hôpital d’urgence. Photo: Centre d’archives de la région de Thetford – Fonds Galerie de nos ancêtres de l’or blanc. Donateur: Juliette Dallaire

Fermeture des écoles, des magasins, des églises, des salles de théâtre et de danse, interdiction de rassemblements et distanciation sociale… Les directives des autorités publiques face à la grippe espagnole de 1918-1919 étaient sensiblement les mêmes que celles imposées aujourd’hui pour lutter contre la pandémie de COVID-19.

Depuis plusieurs années, chaque fois qu’une épidémie apparaît dans une région du monde, le spectre de la grippe espagnole, qui a fait plus de 50 millions de victimes sur la planète, resurgit aussitôt. «Le souvenir de cette pandémie, la plus meurtrière de l’histoire moderne, est bien ancré dans notre imaginaire collectif, souligne la professeure du Département d’histoire Magda Fahrni. On avait déjà connu des épidémies d’influenza avant 1918, comme celle de 1888, mais aucune n’avait eu l’ampleur de la grippe espagnole.

«On comprenait mal la nature de la maladie et on n’était même pas certain, au début, qu’il s’agissait d’un virus. De plus, le système de santé était confronté à une pénurie de médecins et d’infirmières, car plusieurs d’entre eux étaient mobilisés par l’effort de guerre.»

Magda Fahrni,

Professeure au Département d’histoire

Après avoir fait des ravages en Europe, la grippe espagnole frappe le Québec et le Canada à l’automne 1918, à la fin de la Première Guerre mondiale. «Dans un très court laps de temps – de septembre à décembre –, elle tue quelque 50 000 personnes au Canada, dont 14 000 au Québec et 3 600 à Montréal», rappelle l’historienne. À l’époque encore plus qu’aujourd’hui, la médecine était impuissante devant cette pandémie. «On comprenait mal la nature de la maladie et on n’était même pas certain, au début, qu’il s’agissait d’un virus, note la professeure. De plus, le système de santé était confronté à une pénurie de médecins et d’infirmières, car plusieurs d’entre eux étaient mobilisés par l’effort de guerre.»

Consentement et résistance

Un peu comme aujourd’hui, les autorités publiques recommandaient à la population de prendre des mesures d’hygiène élémentaires. «On disait aux gens: restez chez vous, éloignez-vous des rassemblements, éternuez dans votre mouchoir», raconte Magda Fahrni. Sauf exceptions, les gens se conformaient aux directives émises par le Bureau de santé de Montréal et les autorités municipales. «Certains curés catholiques et pasteurs protestants, toutefois, étaient réticents à fermer les églises le dimanche parce qu’ils estimaient que leurs paroissiens avaient besoin du réconfort apporté par la religion, mais ils ont fini par céder aux demandes des autorités», remarque la chercheuse.

Outre le clergé, l’armée a aussi manifesté une forme de résistance. «L’arrivée de la grippe espagnole au Canada coïncide avec la fameuse crise de la conscription, souligne Magda Fahrni. Les responsables militaires traquent les déserteurs, qui se cachent à la campagne, et rassemblent les conscrits dans les casernes, lesquelles deviennent rapidement des foyers de contagion. Ces agissements ont été fortement critiqués par la population.»

Politique et information

Actuellement au Québec, les dirigeants politiques et ceux de la santé publique bénéficient d’un haut taux de satisfaction dans l’opinion publique. «Leur popularité est en grande partie attribuable à leur présence quotidienne dans les médias, observe l’historienne. Chose certaine, nous vivons dans une société beaucoup plus démocratique que celle de 1918. La population québécoise a le sentiment d’être bien informée sur l’évolution de l’épidémie et s’attend à ce que ses dirigeants lui donnent l’heure juste.»

En 1918, la distance entre les sphères politique et publique était beaucoup plus grande. De plus, afin de ne pas démoraliser les troupes et les civils, l’information était la plupart du temps censurée. Cependant, cette censure était beaucoup plus sévère en Europe qu’au Canada et au Québec, note Magda Fahrni. «Ici, la population était informée des directives par l’entremise des journaux et des affiches posées dans les endroits publics. Ceux qui lisaient les quotidiens savaient que la grippe espagnole décimait les populations en Europe et, une fois l’épidémie arrivée en sol canadien, pouvaient suivre l’évolution de la situation. Il était difficile de cacher l’ampleur de la crise, car les gens n’avaient qu’à regarder autour d’eux pour constater les dégâts.»

«Les visites à domicile engendrent une prise de conscience plus grande de la pauvreté et des mauvaises conditions de vie qui règnent dans plusieurs quartiers de Montréal. Certes, la pandémie ne faisait pas de distinction entre les familles bourgeoises et les familles pauvres, ou entre les francophones et les anglophones, mais les familles à l’aise étaient mieux outillées pour affronter la maladie.»

Visites à domicile

Alors que les hôpitaux généraux sont rapidement débordés à Montréal (des écoles accueillent des hôpitaux de fortune), des visites à domicile sont organisées dans différents quartiers de la ville. Montréal compte alors quelque 20 000 malades sur une population de 640 000 personnes.

Selon la professeure, cette liberté de circuler dans les résidences privées et le contact soutenu avec les malades comptent parmi les grandes différences entre la pandémie de 1918 et celle de 2020. Des médecins, des infirmières, des religieuses, des bénévoles, mais aussi des policiers et des pompiers rendent visite aux familles des malades, leur prodiguent des soins et leur apportent de la nourriture, des vêtements et du charbon.

«Les visites à domicile engendrent une prise de conscience plus grande de la pauvreté et des mauvaises conditions de vie qui règnent dans plusieurs quartiers de Montréal, souligne Magda Fahrni. Certes, la pandémie ne faisait pas de distinction entre les familles bourgeoises et les familles pauvres, ou entre les francophones et les anglophones, mais les familles à l’aise étaient mieux outillées pour affronter la maladie. Souvent mal nourries et en moins bonne santé, les familles ouvrières étaient plus nombreuses et vivaient entassées dans des logements étroits et insalubres. Le même phénomène s’observait à Toronto, Ottawa et Winnipeg.»

Parcourant la ville pour soigner et réconforter les malades, présentes dans les hôpitaux, les asiles, les refuges et les dispensaires, les femmes ont joué un rôle de premier plan dans la lutte contre la grippe espagnole. «A cette époque, les soins étaient l’apanage des femmes, dit la professeure. Regroupées notamment dans des associations franco-catholiques, anglo-protestantes ou juives, plusieurs femmes appartenant à différentes classes sociales se sont mobilisées, souvent sur une base bénévole, pour proposer leurs compétences.»

Interventions étatiques

La grippe espagnole a conduit à une autre prise de conscience, celle des limites du rôle joué par les organismes de charité et les associations privées en matière de santé publique et de sécurité sociale, entraînant une intervention étatique plus importante à partir des années 1920.

«Le gouvernement du Québec adopte, en 1921, la loi de l’assistance publique et réorganise, en 1922, le Conseil supérieur d’hygiène de la province, rappelle Magda Fahrni. Des campagnes de santé publique sont organisées pour lutter contre la mortalité infantile, la tuberculose et ce qu’on appelait à l’époque les maladies vénériennes. Même si le dossier de la santé publique est de compétence provinciale, le gouvernement fédéral, de son côté, met en place un département de santé publique avec une division dédiée au bien-être de l’enfance. Enfin, plusieurs provinces anglophones créent des allocations aux mères nécessiteuses, une mesure particulièrement importante quand on sait que la grippe touchait beaucoup d’hommes dans la vingtaine et la trentaine.»

Les grandes épidémies ont souvent suscité des explications morales et religieuses. Ainsi, dans les années 1920, certaines personnes ont prétendu qu’avec la grippe espagnole, l’humanité avait expié la libéralisation des moeurs. «En 1918-1919, la voix et la volonté des autorités médicales ont primé sur celle des autorités religieuses, observe l’historienne. Les archives de l’époque témoignent d’un respect et d’une confiance envers la science de la part de la population et des pouvoirs en place. A Montréal, par exemple, les médecins et les hygiénistes sont très présents sur la scène publique pendant toute la durée de la pandémie. On les cite dans les journaux et leurs conseils sont entendus à l’hôtel de ville. Ce sont eux qui ont le dernier mot.»

«Contrairement à l’époque de la grippe espagnole, nous avons aujourd’hui un État-providence bien en place, tant à Québec qu’à Ottawa. Si nous réussissons à bien nous en sortir, et je pense que nous y parviendrons, ce sera grâce, entre autres, à la capacité d’agir de l’État.»

Quelques enseignements

Des leçons utiles peuvent être tirées de la gestion de la pandémie de 1918-1919, croit Magda Fahrni. «La première porte sur l’importance d’agir le plus tôt possible en matière de santé publique. En 1918, dans une lettre adressée au Bureau municipal de la santé, le maire de Montréal demandait à ce dernier pourquoi il n’avait pas interdit plus rapidement l’accès aux lieux publics. Dans un contexte d’épidémie, une semaine de retard peut avoir de lourdes conséquences.»

Deuxièmement, la grippe espagnole a montré à quel point nous ne sommes pas tous égaux devant la maladie, ce qui est encore le cas aujourd’hui, soutient la professeure. «Chaque pandémie rend encore plus visibles les inégalités économiques et sociales. Au siècle passé comme maintenant, la quarantaine signifie des pertes d’emplois. Dans leurs plans de lutte contre la COVID-9, les gouvernements et les autorités de santé publique doivent s’attarder au sort des personnes privées de revenu, des travailleurs à statut précaire, des mères monoparentales, des personnes handicapées physiquement et mentalement, des gens qui n’ont pas de famille ou d’économies.»

La troisième leçon concerne l’importance du rôle de l’État. «Contrairement à l’époque de la grippe espagnole, nous avons aujourd’hui un État-providence bien en place, tant à Québec qu’à Ottawa, souligne Magda Fahrni. Si nous réussissons à bien nous en sortir, et je pense que nous y parviendrons, ce sera grâce, entre autres, à la capacité d’agir de l’État.»