Le centre-ville de Montréal et les quartiers avoisinants abritent plusieurs bâtiments et locaux vacants, ainsi que quelques terrains délaissés. «Il s’agit d’un véritable gaspillage d’actifs fonciers et immobiliers au moment où des entreprises disposant de peu de moyens ainsi que d’autres organisations, souvent à but non lucratif, ont cruellement besoin de locaux et pourraient les utiliser pour en faire un usage transitoire», affirme le professeur du Département de géographie Sylvain Lefebvre.
Le concept d’urbanisme transitoire – l’occupation passagère de lieux publics ou privés comme préalable à un aménagement pérenne – s’inscrit dans la mouvance de l’urbanisme dit «innovant», «éphémère» et «à échelle humaine» en vogue dans plusieurs grandes villes à travers le monde. C’est pour réfléchir à ces courants émergents que Sylvain Lefebvre a fondé, il y a quelques années, le Collectif Villes Autrement avec les doctorants Taïka Baillargeon (aujourd’hui directrice adjointe des politiques à Héritage Montréal), Marilyne Gaudette (M.Sc. géographie, 2015) et Jérémy Diaz (M.Sc. géographie, 2015).
La rencontre avec Entremise
Le premier projet auquel le Collectif s’est attelé, en collaboration avec le Service aux collectivités (SAC), fut l’évaluation des impacts du premier projet transitoire montréalais: le projet Young. Celui-ci a permis à une quinzaine d’entrepreneurs, d’artistes et de leaders de projets communautaires d’investir temporairement un bâtiment vacant du quartier Griffintown appartenant à la Ville de Montréal. «Ce bâtiment devait ensuite être détruit pour faire place à autre chose, mais dans l’intervalle, on a pu créer des espaces de travail pour les gens», raconte Sylvain Lefebvre.
Ce projet avait été mis sur pied, entre autres, par l’organisme Entremise, qui regroupe des spécialistes en architecture, en design urbain, en patrimoine et en finance. Sa mission est d’accompagner les acteurs publics, les propriétaires immobiliers et les communautés en ouvrant des bâtiments et terrains à des projets innovants pour créer des espaces de travail partagés, accessibles et abordables.
Bien que l’urbanisme transitoire soit en vogue un peu partout sur la planète, très peu d’études ont été réalisées afin de mieux comprendre pourquoi certains types d’usages transitoires fonctionnent et d’autres non.
La collaboration du Collectif Villes Autrement avec Entremise a été fructueuse, au point d’envisager la signature d’un partenariat officiel, chose faite depuis quelques jours. «L’UQAM devient ainsi le partenaire universitaire privilégié d’Entremise pour effectuer différentes études portant sur les impacts de ses projets», se réjouit Sylvain Lefebvre.
Bien que l’urbanisme transitoire soit en vogue un peu partout sur la planète, très peu d’études ont été réalisées afin de mieux comprendre pourquoi certains types d’usages transitoires fonctionnent et d’autres non, précise le chercheur. «Il y a toute une série d’analyses fines à réaliser sur l’occupation, l’usage et l’achalandage de ces lieux, précise-t-il. Et ça tombe bien, car le sujet passionne plusieurs candidats à la maîtrise et au doctorat.»
Le Réseau et l’Espace Ville Autrement
Ne souhaitant pas se cantonner à l’étude du phénomène des usages transitoires, mais y prendre part activement, le Collectif Villes Autrement a donné naissance au Réseau Ville Autrement, auquel se sont joints les professeurs Michel Rochefort (études urbaines et touristiques) et Sinisha Brdar (design). Ce nouveau regroupement a remporté le prix Étincelle du concours De l’idée à l’innovation, en 2019, pour son projet visant la mise en place d’un réseau d’usages transitoires dans les bâtiments vacants du Quartier des spectacles et du Quartier latin.
«Dans la foulée de ce prix, le doctorant Jérémy Diaz a lancé l’idée, avec Taïka Baillargeon et la directrice générale d’Entremise, Mallory Wilson, de créer un quartier général dans un espace transitoire appartenant à l’UQAM, raconte Sylvain Lefebvre. Le directeur du Bureau des transactions immobilières, Alain Milette, nous a proposé le local situé au rez-de-chaussée du pavillon V, rue Sainte-Catherine, jadis occupé par la chaîne télévisée MusiquePlus. Nous étions franchement emballés: avec sa vitrine donnant sur la rue, c’est le local idéal pour notre projet.»
Baptisé Espace Ville autrement, ce lieu est animé par Entremise en collaboration avec les membres du Réseau Ville Autrement. «En alliant recherche et pratique en urbanisme transitoire, l’UQAM continue d’être à l’avant-garde en matière d’innovation sociale», souligne le professeur.
Un inventaire complet
Grâce au soutien financier du SAC, de la Faculté des sciences humaines et du programme Engagement partenarial du CRSH, le projet «Une vision transitoire à Montréal» consiste à réaliser l’inventaire des bâtiments vacants dans le secteur à l’étude, qui va de la rue Sherbrooke au boulevard René-Lévesque dans l’axe nord-sud, et de l’avenue De Lorimier à la rue City Councillors dans l’axe est-ouest.
Réaliser un tel inventaire comporte son lot d’obstacles. «Définir la vacance n’est pas simple, car il y a des vacances structurelles et d’autres conjoncturelles», explique Jérémy Diaz, qui agit à titre de chargé de projet. La vacance structurelle concerne les espaces, locaux et immeubles qui restent inoccupés durant de longues périodes pour diverses raisons telles que la spéculation, des problèmes légaux, la dévitalisation commerciale, le coût élevé des loyers, etc. La vacance conjoncturelle a trait au «roulement» plus ou moins naturel des occupants et des usages – changement de propriétaire ou de locataire, rénovation et travaux, etc. «À Montréal, le taux de vacance conjoncturelle des artères commerciales se situait traditionnellement entre 4 % et 7 %, mais il a grimpé jusqu’à 26 % sur les rues Saint-Denis et Sainte-Catherine Est, précise le doctorant. Cela indique que la vacance n’est plus passagère et risque de perdurer, et même de s’aggraver à cause des impacts financiers de la pandémie. Nos travaux tombent à point!»
En consultant différentes bases de données, l’équipe de recherche a réussi à établir un premier inventaire théorique des terrains, locaux et bâtiments vacants. «Le technicien en cartographie Mourad Djaballah devrait être en mesure de nous livrer les premières cartes à la fin juin», annonce le chargé de projet.
La deuxième étape consistera à valider l’exactitude de ces cartes sur le terrain. «Nous embaucherons des étudiants de premier cycle en géographie et en études urbaines pour effectuer des marches exploratoires, indique Jérémy Diaz. Tablettes numériques en main, ils pourront consigner leurs observations en temps réel dans notre base de données. On songe même à faire participer des élèves du Cégep du Vieux-Montréal. Ce serait une belle façon de leur faire découvrir les applications concrètes de la géographie et des études urbaines.»
Une fois les observations sur le terrain colligées, de nouvelles cartes devraient être finalisées à la fin de l’été. «L’objectif est d’avoir un outil fiable, une cartographie ouverte, qui pourra être modifiée au gré des vacances et des observations que nous transmettront ensuite les citoyens et les organisations interpellés par notre projet», mentionne le doctorant.
Les avantages du transitoire
L’usage transitoire d’un bâtiment est plus complexe qu’on peut le penser, car les espaces doivent d’abord être sécurisés. On doit y rétablir l’électricité, l’eau, s’assurer que les normes d’incendie soient respectées, etc. «Chaque bâtiment est différent, c’est du cas par cas, et c’est la mission d’un organisme comme Entremise d’en faciliter la mise à niveau technique», précise Sylvain Lefebvre.
Dans certains cas, un tel projet peut permettre au propriétaire d’expérimenter des usages et des fonctions qui l’aideront à déterminer la future vocation du lieu, poursuit le professeur. «Il est aussi possible que le propriétaire sache ce qu’il veut en faire, mais qu’il ne soit pas prêt. Plutôt que de laisser son terrain ou son bâtiment à l’abandon, il a tout intérêt à ce qu’il soit animé et entretenu.»
Autoriser des usages transitoires est avantageux pour un propriétaire, confirme Mallory Wilson, directrice générale d’Entremise. «Bien souvent, le propriétaire foncier ou immobilier qui prête ses espaces n’en tire aucun revenu, mais, en échange, nous pouvons assurer le maintien de l’immeuble en payant, par exemple, les coûts d’exploitation comme le chauffage et les taxes foncières.» En plus d’avoir un site animé et mis en valeur, la présence d’occupants permet également au propriétaire de voir ses coûts d’assurance diminuer et de réduire les risques de vandalisme. «L’occupation transitoire à finalité sociale lui permet aussi de nouer une relation d’affaire structurante dans le temps avec les acteurs issus de l’économie sociale qui développent souvent ce type de projet», ajoute Mallory Wilson. «Cet échange de bons procédés peut également constituer une façon, pour le propriétaire, de mieux faire passer certains aspects de son futur projet auprès des comités de citoyens ou d’obtenir certaines dérogations de la part de l’administration municipale», observe Sylvain Lefebvre.
Chaque projet est unique
Peu importe le contexte, ces nouveaux espaces font le bonheur de ceux qui peuvent en faire usage, même transitoirement. «Ces lieux peuvent servir pour une multitude de projets», indique Jérémy Diaz, qui évoque la relocalisation temporaire d’organismes sociaux ou culturels, le stockage de denrées ou de biens, la création d’espaces de travail, de réunion, d’ateliers de fabrication citoyens, ou la mise sur pied d’espaces pour les aînés. «L’erreur serait de croire qu’une expérience transitoire est reproductible d’un lieu à un autre, dit-il. Chacune est unique, car elle naît de l’interaction entre des habitants et des acteurs d’un quartier donné, en fonction d’un terrain, d’un local ou d’un bâtiment spécifique.»
L’idée derrière l’Espace Ville autrement, poursuit le doctorant, est d’avoir un quartier général pour réaliser cette démarche de planification territoriale participative. «Je suis convaincu qu’il y a des usages transitoires auxquels nous n’avons pas pensé, mais qui émergeront au fil de notre collaboration avec Entremise et les divers acteurs du quartier, souligne-t-il. C’est là tout le défi méthodologique de notre projet: nous pensons la ville en la faisant et nous la faisons en la pensant.»