COVID-19: tous les articles
Toutes les nouvelles entourant la COVID-19 et les analyses des experts sur la crise sont réunies dans cette série.
Le renforcement ces derniers mois de l’hégémonie des géants du web (Goggle, Apple, Facebook, Amazon) et des acteurs du streaming culturel, (Netflix, Disney Plus, Spotify, Youtube Music) a constitué l’une des conséquences majeures, parmi bien d’autres, de la pandémie de la COVID-19. Au cours des trois premiers mois de 2020, Netflix a gagné 15,7 millions de nouveaux abonnés payants à travers le monde, révèle un article paru dans La Conversation sous la plume d’Antonios Vlassis, chercheur au Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM).
«Les mesures de confinement ont favorisé l’augmentation des heures d’écoute en continu à domicile et accentué la migration de la consommation culturelle vers les plateformes numériques les plus populaires», observe la professeure du Département de science politique Michèle Rioux, directrice du CEIM et codirectrice du Laboratoire de recherche sur les transformations des industries culturelles à l’ère du commerce électronique (LATICCE).
Cherchant à promouvoir une image bienveillante, les géants du web ont multiplié les fonds d’aide pour aider les industries culturelles à surmonter les difficultés liées à la pandémie, note la professeure. Ainsi, Netflix a mis en place un fonds de 100 millions de dollars destiné à ses équipes de production ainsi qu’à de nombreux organismes, comme le Fonds pour le cinéma et la télévision aux États-Unis, la Fondation des artistes au Canada, le British Film Institute, la Commission du film italien, l’Institut brésilien du contenu audiovisuel et l’Académie mexicaine des arts et des sciences cinématographiques.
«Si les transformations générées par le numérique peuvent décupler l’accès à la culture, elles peuvent aussi, faute d’être maîtrisées et orientées vers le bien commun par des politiques culturelles adaptées, menacer la diversité des expressions culturelles, souligne Michèle Rioux. Il existe des raisons de craindre que s’accentue le déséquilibre entre les productions anglo-saxonnes destinées au marché mondial et les productions locales et nationales, francophones notamment, qui peinent souvent à s’exporter et à capter l’attention d’un auditoire.»
Reste à savoir comment opérer un rééquilibrage et assurer la souveraineté numérique et culturelle. «Actuellement, les industries locales sont sous respiration artificielle parce qu’elles subissent un mouvement de déstructuration sans précédent, indique la chercheuse. Si les plateformes se veulent solidaires en distribuant des aides, la pandémie a mis en lumière l’urgence d’agir dans un contexte où les œuvres culturelles locales sont peu présentes sur les plateformes numériques, lesquelles ne sont pas réglementées comme les acteurs locaux. On doit considérer la crise sanitaire comme une occasion de reconstruire la diplomatie culturelle numérique.»
Un indice de découvrabilité
Depuis deux ans, le LATICCE travaille à créer un indice de découvrabilité des contenus musicaux et audiovisuels (films et téléséries) québécois dans les catalogues des plateformes numériques transnationales (Spotify, Itunes, Google Play Music, YouTube et Netflix). Cet indice, qui renvoie au potentiel pour un contenu, un produit ou un service de capter l’attention des internautes, se construit sur la base d’indicateurs concernant leur présence, leur visibilité et leur recommandation/promotion.
Les chercheurs du LATICCE ont utilisé les listes des nouveautés québécoises de 2016 pour les secteurs de la musique (albums) et de l’audiovisuel (fictions et documentaires). Leurs travaux montrent que les types d’offres varient selon les secteurs et selon les plateformes. «La différence frappante entre la musique et l’audiovisuel conforte l’idée de développer une approche par secteurs tout en cherchant à maintenir une méthodologie similaire qui permette les comparaisons», dit Michèle Rioux.
En musique, la présence des produits québécois est plus élevée que dans l’audiovisuel. Plus de 300 des 497 albums québécois étaient présents sur iTunes Music, 435 sur Spotify et 432 sur Google Play Music. Dans le secteur de l’audiovisuel, les chercheurs ont interrogé les plateformes Netflix, iTunes et YouTube. Aucun des 29 films québécois de 2016 ne se retrouvaient sur Netflix, alors que 19 d’entre eux étaient présents sur YouTube et 10 sur iTunes Movie.
Le LATICCE se penche maintenant sur la visibilité – présence des productions sur la page d’accueil des plateformes et priorisation dans les playlists ou les top lists – et la recommandation des productions, qui sont plus complexes à mesurer que la présence.
De puissants algorithmes
Les transformations des pratiques de consommation de contenus culturels en ligne nécessitent de comprendre le modèle de fonctionnement des plateformes numériques dont la puissance est fondée sur l’utilisation d’algorithmes. «C’est le nerf de la guerre indique la professeure. Les logiques prescriptives des algorithmes structurent l’offre culturelle mondiale en favorisant certains contenus au détriment d’autres, influençant ainsi notre manière d’accéder aux produits locaux.»
Par ailleurs, les plateformes numériques traitent une énorme quantité de données qui échappent largement aux décideurs politiques, aux instituts de statistique culturelle et aux chercheurs. «Ce sont Google, Apple et Amazon, notamment, qui disposent des données sur tout ce qui circule et est consommé sur leurs plateformes, rappelle Michèle Rioux. Cela soulève des questions majeures concernant la mise en place de conditions de concurrence équitable dans le marché. On sait que le CRTC au Canada et d’autres autorités réglementaires dans le monde souhaitent davantage de transparence quant à l’utilisation de ces données.»
Barrières structurelles et modèles d’affaires
L’équipe du LATICCE a identifié certaines barrières à la découvrabilité que rencontrent les producteurs culturels d’ici et d’ailleurs. «Le caractère incontournable des plateformes numériques fait en sorte que les liens traditionnels entre les artistes et leur public disparaissent ou s’amenuisent, souligne la chercheuse. En outre, la faiblesse des revenus tirés des plateformes rend plus difficile pour les entreprises culturelles locales la mise en place de structures numériques favorisant le rayonnement de leurs artistes.»
Les changements rapides et fréquents des modes de fonctionnement des plateformes exigent une capacité d’adaptation difficile à assurer pour les petites et moyennes entreprises. Enfin, comme la période de temps où les œuvres peuvent se faire connaître sur les plateformes est très courte, elles risquent de disparaître rapidement si elles ne bénéficient pas d’une forme d’effet de viralité.
Ces barrières sont aussi associées aux modèles d’affaires des plateformes, modèles ayant des caractéristiques communes qui redéfinissent le jeu de la concurrence au sein des industries culturelles. Ainsi, les plateformes offrent toujours plus de choix en se basant sur l’accumulation de données sur leurs utilisateurs, ce qui leur procure un avantage concurrentiel dans la production de nouveaux contenus.
«Caractérisées par de faibles coûts marginaux et des rendements croissants, les plateformes, lorsqu’elles sont populaires, produisent un effet de réseau qui les rend encore plus attrayantes et efficaces, observe Michèle Rioux. À cela s’ajoute un effet de dilution. Alors que l’arrivée des plateformes en ligne a mis en commun les revenus et unifié globalement les marchés, il est de plus en plus difficile pour les marchés locaux d’y trouver une place.»
Des États dépendants
La professeure s’interroge sur la capacité d’agir des États pour préserver et promouvoir leurs industries culturelles alors qu’ils sont dans une situation de dépendance à l’égard des GAFA et Netflix de ce monde, lesquels détiennent un pouvoir de marché monopolistique. Nous vivons, rappelle-t-elle, dans un contexte où la production et la diffusion des contenus culturels se font de plus en plus sans entraves territoriales et réglementaires.
Le Canada et le Mexique, par exemple, pourraient imiter l’Union européenne avec des mesures visant la découvrabilité des contenus locaux sur les grandes plateformes numériques et s’appuyer sur la clause de l’exception culturelle incluse dans l’Accord de libre-échange Canada-États-Unis-Mexique. Mais une dispute commerciale avec les États-Unis pourrait représenter un frein à la relance économique post-Covid-19.
«Il ne faut pas lancer la serviette, croit Michèle Rioux. Le ministre canadien du Patrimoine, Steven Guilbeault, a reconnu que les GAFA et Netflix ne faisaient pas leur part et il a affirmé que des projets de surtaxes sur les produits et services des géants du web étaient en préparation. En outre, une victoire des démocrates aux présidentielles américaines de novembre prochain pourrait changer la donne. Avec Joe Biden à la présidence, les États-Unis pourraient vouloir changer leur image sur la scène internationale et se montrer plus conciliants dans les négociations avec le Canada et d’autres pays afin de trouver des solutions.»