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Entre peur et solidarité

Comme toutes les pandémies de l’histoire, la crise du coronavirus génère un flot d’émotions collectives.

Par Claude Gauvreau

26 mars 2020 à 12 h 03

Mis à jour le 28 avril 2020 à 12 h 04

Série COVID-19: tous les articles
Les nouvelles sur la situation à l’Université entourant la COVID-19 et les analyses des experts sur la crise sont réunies dans cette série.

Dessin d’enfant affiché à Montréal. Plusieurs familles du Québec ont fait des dessins d’arc-en-ciel avec le mot clic #çavabienaller en réponse à l’isolement qu’impose la pandémie. Ce mouvement de solidarité a pris naissance sur Facebook, demandant aux enfants de dessiner un arc-en-ciel qu’ils collent ensuite sur la vitre de la fenêtre de leur maison.

Photo: Nathalie St-Pierre

Alors que le nombre de personnes contaminées par le coronavirus continue de grimper, l’angoisse nous guette, réveillant nos peurs ancestrales. Nous avons tous vu ces scènes où des gens, au Québec comme ailleurs, se sont précipités pour vider les tablettes des épiceries ou pour acheter du papier hygiénique en quantité industrielle. Comment se fait-il que des individus vivant dans des pays différents aient réagi de la même façon face à un danger – la pénurie – qui n’existait pas ?

«Que ce soit à Montréal, New York, Paris ou Londres, deux virus circulent: la Covid-19 et celui de la peur, une peur qui peut se transformer en panique collective et se propager d’autant plus rapidement que nous vivons dans un monde hyperconnecté», souligne la professeure du Département d’histoire Piroska Nagy.

La professeure rappelle que ce n’est pas la première fois dans l’histoire que l’humanité est confrontée à une crise sanitaire majeure à cause d’une pandémie, qu’il s’agisse de la peste au Moyen Age ou de la grippe espagnole à la fin de la Première Guerre mondiale. «Toutes les pandémies ont généré les mêmes émotions collectives dites négatives – peur, anxiété, impuissance, déni –, qui s’exprimaient sous des formes différentes selon les périodes historiques, les société et les cultures. Dans le monde religieux du Moyen Age, les gens se repentaient en demandant pardon à Dieu, tout en réclamant son aide.»

Processions, pèlerinages et danses macabres rythment les épidémies dans les villes médiévales. Les populations terrorisées par la peste se cherchent un bouc émissaire et les pogroms de juifs se multiplient. La lèpre sème également la peur et des cérémonies religieuses sont organisées pour bannir officiellement de la cité les personnes affligées. Au 19e siècle, le choléra qui frappe l’Europe est associé, chez les citoyens fortunés, à la crainte qu’inspirent les classes laborieuses. En France, devant la terreur provoquée par la grippe espagnole, on accuse les Allemands d’avoir introduit des bacilles pathogènes dans la nourriture pour répandre la mort derrière la ligne de front.

La crise actuelle est anxiogène parce que nous sommes plongés dans l’inconnu et l’incertitude, note Piroska Nagy. «Nous ne savons pas combien de temps cette crise durera, si elle s’aggravera et à quel moment les choses iront en s’améliorant. Nous sommes aussi incapables, pour le moment, d’en mesurer les conséquences. Certains comparent la situation actuelle à un état de guerre face à un ennemi dont on connaît la dangerosité, mais qui demeure invisible.»

Membre du groupe de recherche EMMA, qui effectue des travaux sur les émotions au Moyen Age, Piroska Nagy compte parmi les rares spécialistes de la vie affective dans les sociétés médiévales. Elle s’intéresse notamment aux émotions collectives en tant que phénomène historique, politique, social et culturel, dont l’importance a été plus ou moins ignorée jusqu’à maintenant (voir encadré).

Des émotions positives

À côté de la peur, de l’anxiété et de la méfiance dont on peut être témoins ces jours-ci, la crise provoquée par la COVID-19 engendre aussi des émotions collectives positives (empathie, espoir) qui incitent à poser des gestes d’entraide et de solidarité. Des initiatives formidables ont surgi, relève Piroska Nagy. «Dans une ville d’Italie, des citoyens sont sortis sur leur balcon pour entonner ensemble des chansons. Le même phénomène s’est produit à Montréal, il y a quelques jours, alors qu’on a entendu des chansons de Léonard Cohen et de Richard Desjardins. Sur YouTube, des chœurs virtuels ont connecté des milliers de personnes entre elles. J’ai moi-même participé à une danse virtuelle, un vendredi soir. De 19 h 30 à 21 h 30, des gens ont dansé devant l’écran de leur ordinateur. De telles initiatives montrent que les médias sociaux peuvent constituer des espaces où se forment des communautés émotionnelles, procurant un bien-être collectif.»

Les médias traditionnels ne sont pas en reste, faisant écho aux témoignages de solidarité, prodiguant des conseils pour calmer l’anxiété ou l’angoisse par l’entremise de psychologues. Ainsi, depuis quelques jours, la professeure du Département de psychologie Pascale Brillon intervient dans le cadre de l’émission de radio matinale animée par Patrick Masbourian, diffusée sur les ondes de Radio-Canada. «Grosso modo, les médias accomplissent un bon travail, note l’historienne. C’est par eux, entre autres, que se transmettent les consignes publiques. Dans certains pays, toutefois, là où les médias ne sont pas indépendants et agissent comme de simples relais du pouvoir politique, la confiance de la population envers les institutions risque d’être minée.»

La responsabilité des dirigeants politiques

Parce qu’ils peuvent contribuer à créer ou à alimenter des émotions collectives par leurs discours et leurs gestes, les dirigeants politiques ont une responsabilité énorme, soutient Piroska Nagy. «La politique n’est pas une affaire uniquement rationnelle. Déjà, au Moyen Age, l’émotion était au cœur des pratiques de gouvernement et des stratégies de pouvoir. Il en va de même aujourd’hui.»

Il est intéressant, dit la chercheuse, de voir comment les chefs d’État assument leurs responsabilités en ces temps difficiles, s’ils prennent les mesures qui s’imposent, s’ils savent rassurer la population, tout en lui donnant l’heure juste. «Moi qui suis d’origine hongroise, je suis heureuse, particulièrement ces jours-ci, de vivre au Québec. J’estime que la manière dont les autorités publiques et la population réagissent est plutôt exemplaire.»

Pendant ce temps, à New York, épicentre de la pandémie aux États-Unis, le maire de la mégapole appelle à généraliser les mesures de confinement adoptées par les États les plus touchés et réclame une aide d’urgence de la part du gouvernement fédéral. Le président Donald Trump, lui, refuse d’imposer un régime de confinement dans l’ensemble du pays, exprime des doutes sur les restrictions mises en place, déplorant leur impact sur l’économie et laissant même entendre qu’il pourrait assouplir les mesures.

«Un tel comportement ne peut qu’alimenter le désarroi et la zizanie, affirme Piroska Nagy. Aux États-Unis, des millions de personnes n’ont pas les moyens de se faire soigner, sans compter que plusieurs parmi ceux qui perdent leur emploi risquent aussi de perdre leur assurance-santé. Espérons que la crise actuelle provoquera une prise de conscience au sein de la population quant à la nécessité pour le pays de se donner un président qui pense d’abord aux intérêts de son peuple.»

Un phénomène longtemps ignoré

Le phénomène des émotions collectives est longtemps resté un objet non pensé par les historiens et autres chercheurs en sciences sociales. Pourquoi un tel oubli? «D’abord, parce que l’histoire des émotions s’est longtemps nourrie de la psychologie cognitive, laquelle pense l’émotion comme un phénomène individuel, y compris dans les interactions sociales, répond Piroska Nagy. Enfin, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, la méfiance à l’égard des émotions collectives constitue une constante dans l’histoire.»

La notion d’émotion collective apparaît à un moment historique particulier, qui correspond à la constitution de la psychologie sociale, entre la fin du 19e et le début du 20e siècle. «C’est l’époque où les classes laborieuses, le mouvement syndical et les foules en action surgissent comme des acteurs incontournables sur la scène politique, provoquant la peur des élites dirigeantes, observe l’historienne. Selon ces élites, le peuple est inapte par nature à se gouverner par lui-même. Le peuple sent, mais ne pense pas. Aussi perçoivent-elles les émotions collectives comme dangereuses parce qu’irrationnelles.»

Depuis les années 1960, la littérature scientifique a montré que la cognition et les émotions ne sont pas séparées, que ce soit dans les choix politiques ou de consommation que nous faisons collectivement. «Cette question est d’autant plus importante que notre civilisation moderne est fondée sur le triomphe de la raison, au détriment de la dimension affective, et que la sensibilité y est devenue une valeur purement individuelle», conclut  Piroska Nagy.

Un nouveau champ de recherches

Depuis le début des années 2010, à la faveur de mobilisations populaires à travers le monde – Printemps arabe, mouvement des indignés en Grèce et en Espagne, Occupy aux États-Unis –, un champ de recherche s’est ouvert sur la place et le rôle des émotions collectives dans les mouvements sociaux ainsi que sur leur impact politique. Selon plusieurs chercheurs en sciences sociales, les émotions collectives peuvent devenir, par divers processus, un levier de changement social.

«On voit que le sentiment d’inquiétude croissant face au réchauffement climatique favorise les mobilisations collectives et l’émergence de mouvements transnationaux, observe la professeure. Les gens qui ont participé, l’automne dernier, aux grandes manifestations sur le climat, à Montréal et dans d’autres villes à travers le monde, formaient une sorte de communauté émotionnelle. Une fois les manifestations terminées, chacun est rentré chez soi, mais tous avaient le sentiment d’avoir vécu ensemble quelque chose de fort, ce qui nourrissait l’espoir.»

Par ailleurs, la colère populaire qui s’est exprimée récemment contre les injustices et le manque de démocratie à Hong Kong, en Algérie et au Chili, notamment, a conduit une partie de la jeunesse à se réapproprier le politique. «Tout cela montre que les émotions collectives peuvent être un moteur de progrès», souligne Piroska Nagy.

Selon la professeure, l’espoir dans la bataille actuelle contre le coronavirus réside dans les nouvelles formes de solidarité et de communication qui émergent ici et là, notamment à l’échelle locale. «Il importe de ne pas se laisser envahir par les émotions destructrices, dit-elle. Plus la situation évolue, plus nous avons le sentiment que le monde de demain sera différent de celui d’avant la crise. C’est à nous, collectivement, d’en définir les contours.»