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Créer sur l’infertilité 

L’artiste Heidi Barkun mène un projet autour des techniques de procréation assistée.

Par Valérie Martin

8 avril 2019 à 10 h 04

Mis à jour le 9 avril 2019 à 14 h 04

Artéfacts provenant d’un rituel contemporain de fertilité : transfert d’embryon (détail, 2016).Photo: Heidi Barkun

Dans le cadre de son mémoire-création, la candidate à la maîtrise en arts visuels Heidi Barkun s’est penchée sur un sujet émotivement chargé: les techniques de procréation assistée et leurs effets physiologiques et psychologiques sur les femmes. «J’ai eu envie d’explorer l’envers de la médaille, soit ce qui arrive lorsque la procréation assistée est un échec», précise l’étudiante, qui est aussi inscrite à la concentration de 2e cycle en études féministes.

Heidi Barkun a mené une série d’entretiens avec une trentaine de femmes qui n’ont pas réussi à avoir des enfants au moyen de la procréation assistée. Pour les recruter, l’artiste-chercheuse a lancé un appel sur Facebook et sur les réseaux de soutien pour les femmes sans enfant. Des Européennes, des Américaines, des Canadiennes et des Québécoises ont accepté de partager leurs expériences. Une œuvre sonore bilingue permettra au public d’écouter leurs témoignages. L’oeuvre fera partie du corpus présenté du 10 janvier au 29 février 2020 à la Galerie de l’UQAM dans le cadre du projet final de maîtrise d’Heidi Barkun intitulé LET’S GET YOU PREGNANT!

«On entend beaucoup parler de success stories, de bébés miracles, et des fécondations in vitro réussies de stars comme Céline Dion et Julie Snyder, mais qu’arrive-t-il aux autres femmes pour qui les traitements de fertilité ne fonctionnent pas? Comment vivent-elles ce deuil?», s’interroge Heidi Barkun. 

Heidi Barkun.Photo: Nathalie St-Pierre

Environ 23 % des fécondations in vitro (FIV) se soldent par une grossesse. «C‘est très peu, fait remarquer l’artiste. Pourtant, on ne parle pas des échecs de la procréation assistée.» Ces femmes vivent beaucoup de détresse tout en éprouvant des problèmes d’estime de soi, poursuit celle qui a elle-même subi des traitements de fertilité pendant six ans. «Je suis à la fois instigatrice du projet et participante, mais je l’assume puisque cela fait partie de ma démarche d’artiste, soit de créer à partir de mes propres expériences en tant que femme», explique Heidi Barkun, qui effectue ses travaux de recherche-création sous la supervision du professeur à l’École des arts visuels et médiatiques Michael Blum.

L’artiste a exposé ses œuvres en solo et dans des expositions collectives, à Montréal (Galerie SAS, Galerie Simon Blais, etc.), à Toronto (Liberty Grand) et au Venezuela. Ses œuvres font partie des collections de la Banque Nationale du Canada et de Senvest (Art canadien nouveau). Elle est récipiendaire de nombreuses bourses, dont la bourse d’excellence RéQEF-UQAM offerte par le Réseau québécois en études féministes (2018-19) et la bourse Claude-Courchesne en arts visuels et médiatiques (2018).  

De scientifique à artiste

Scientifique de formation – elle détient un baccalauréat en biologie anatomique et cellulaire de l’Université McGill –, Heidi Barkun est devenue artiste au début des années 2000 pour témoigner de son vécu «dans un corps malade», souffrant d’une maladie chronique depuis l’adolescence. Au début de sa pratique, elle réalise des œuvres picturales et sculpturales illustrant le corps humain vu de l’intérieur au moyen de différentes techniques et matériaux (cire d’abeille, peinture à l’huile, collage, etc.). «Durant mes études en biologie, j’ai passé beaucoup de temps à disséquer des cadavres, confie-t-elle. Je connais bien le corps humain!» 

Lors de ses traitements de fertilité, l’artiste conçoit des installations attestant de son parcours difficile. Pour le projet All Things Unsaid/Toutes les choses non-dites, Heidi Barkun a cousu ensemble des morceaux de vêtements pour bébés (série UnnamedSans nom2015). Pour la pièce textile Untitled/Sans titre (All Things Unsaid, 2015) elle a assemblé des jaquettes et des draps du Centre de la reproduction du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) qui était situé auparavant dans l’ancien hôpital Royal Victoria, où elle a reçu ses traitements. L’installation sonore Échec quantifié (Quantified Failure, 2017) a été présentée au Venezuela et dans le cadre de l’exposition Femynynytees, en 2018, à la Galerie AVE de Montréal. L’artiste y faisait l’énumération de ses rendez-vous médicaux et des médicaments pris durant 56 jours de traitements de FIV. Munis de casques d’écoute, les visiteurs pouvaient prendre place sur des chaises provenant des salles d’attente de l’ancien hôpital Royal Victoria. 

Intitulée Artefacts of a Contemporary Fertility Ritual/ Artéfacts provenant d’un rituel contemporain de fertilité (2016), l’œuvre se compose de matériel médical exposé derrière des vitrines. «En vidant mes tiroirs, j’ai eu l’idée de garder les fioles de médicaments et les seringues utilisées durant mes traitements pour en faire des artefacts muséaux», explique Heidi Barkun. La deuxième oeuvre composant le projet LET’S GET YOU PREGNANT! présenté à la Galerie de l’UQAM comportera cette fois les «artéfacts» donnés par les participantes du projet.  

Pression sociale et peur du jugement

Qu’est-ce qui ressort des entretiens menés par l’artiste-chercheuse? Les participantes disaient notamment avoir peur de l’avenir. «Elles se posent beaucoup de questions existentielles, relève Heidi Barkun. Elles se demandent, par exemple, qui sera présent à la fin de leur vie pour leur tenir la main. Elles se questionnent également sur leur identité et sur leur féminité.»

La pression sociale sur les femmes sans enfant est réelle, observe l’artiste. «Nous vivons dans une société où la maternité est très valorisée et la non maternité, taboue. C’est comme si les femmes sans enfant et les femmes infertiles n’existaient pas. Une femme sans enfant dans la vingtaine, c’est acceptable, mais pour celles entre 30 et 50 ans, un tel choix ne semble pas possible.»

Lors des traitements de fertilité, les participantes ont évoqué avoir ressenti un rapport particulier au temps. Les nombreuses périodes d’attente (ovulation, implantation de l’embryon, attente du résultat du test de grossesse, etc.) ponctuent la vie des patientes. «Elles se soucient de leur âge et sont angoissées par rapport au temps qui passe et qui réduit leurs chance d’avoir un bébé», remarque Heidi Barkun.

Plusieurs patientes ont avoué ne pas avoir eu l’impression d’avoir fait un choix éclairé. «Le corps médical donne très peu d’information sur les techniques de reproduction utilisées, sur l’éventail de traitements possibles ou sur les protocoles de traitement», précise Heidi Barkun. Les patientes sont soumises à une batterie de tests (tests sanguins, gynécologiques, échographie, biopsie), dont certains sont invasifs, en plus de devoir prendre plusieurs médicaments sans en connaître les effets à long terme. «Tout cela est difficile pour le corps», note Heidi Barkun

Les cliniques de fertilité offrent très peu de suivi psychologique, ajoute-t-elle. «Il y a bien un suivi psychologique pour les femmes ayant recours au don d’ovule ou de sperme, mais pas nécessairement pour les autres.»

Les 5 et 6 avril derniers, Heidi Barkun a prononcé une conférence à New York intitulée «Here I am not a Woman. Art, Identity and the Failure to Become Mother», dans le cadre de l’événement Rewriting Trauma & Visibility: Motherwork, Pregnancy, and Birth. Celui-ci était organisé au Musée de la maternité (Museum of Motherhood), un centre éducatif qui fait aussi office de galerie d’art. Heidi Barkun y a installé un poste d’écoute où les gens ont pu entendre des extraits de l’œuvre Échec quantifié. Du 23 au 26 juin prochain, elle exposera l’œuvre textile Unnamed Series / Serie sans nom lors du Fertility Fest organisé dans le cadre du colloque annuel de l’European Society of Human Reproduction and Embryology/ESHRE qui se déroulera à Vienne.