Devant un auditoire rassemblé à l’UQAM le 24 janvier, la professeure du Département de sexologie Manon Bergeron (Ph.D. éducation, 2013) a accordé une entrevue à la journaliste Sophie-Andrée Blondin (B.A. communication, 1985), animatrice de l’émission scientifique Les années Lumière. Charles Tisseyre était également sur place pour présenter un reportage consacré à la chercheuse (voir encadré). Manon Bergeron a été désignée Scientifique de l’année 2018 par Radio-Canada pour sa contribution à l’avancement des connaissances sur les violences sexuelles. La personne qui reçoit ce titre est choisie par un jury composé de représentants des émissions Les années lumière et Découverte de Radio-Canada, du magazine Québec Science et de l’ACFAS.
Professeure à l’UQAM depuis 2010, Manon Bergeron a dirigé en 2016 l’enquête ESSIMU (Sexualité, sécurité et interactions en milieu universitaire), menée auprès des étudiants et employés de six universités québécoises francophones. Près de 37% des répondants de cette enquête ont déclaré avoir vécu une forme de violence sexuelle dans leur environnement de travail ou d’études. La Loi 22.1, obligeant les établissements d’enseignement postsecondaire à se doter d’une politique pour contrer les violences à caractère sexuel, adoptée l’an dernier, découle directement des résultats de sa recherche.
«Il est rare qu’une recherche, comme celle pilotée par Manon Bergeron, ait un impact aussi important et immédiat sur les plans social et politique, souligne la vice-rectrice à la Recherche, à la création et la diffusion Catherine Mounier, qui a assisté à l’entretien. Cette étude, la première portant sur le sujet au Québec, a permis de lever le voile sur une réalité méconnue. Plus de 9 000 personnes se sont exprimées en répondant à un questionnaire en ligne. Cela témoigne du fait que les violences sexuelles en milieu universitaire ne constituent pas un phénomène isolé.
Pourquoi un sondage ?
D’entrée de jeu, Sophie-Andrée Blondin a demandé à la professeure pourquoi son équipe de recherche avait choisi de sonder la population universitaire, une méthode qui suscite des critiques, voire la controverse. «Nous voulions rejoindre le plus de gens possible au moyen d’un questionnaire en ligne destiné aux étudiants et employés, a expliqué Manon Bergeron. Tout le monde a été invité à y répondre. L’objectif était d’évaluer la présence et la fréquence des différentes formes de violence sexuelle en milieu universitaire, mais aussi leurs répercussions et le type d’aide pouvant être apporté aux victimes. Malgré ses limites méthodologiques – toute recherche en comporte –, il s’agit de la première étude d’envergure au Québec qui vise à documenter le phénomène des violences sexuelles.»
Les violences sexuelles constituent un continuum de comportements, a précisé la chercheuse. «Notre étude distingue le harcèlement sexuel – comportements verbaux et non verbaux traduisant des attitudes offensantes, hostiles et dégradantes –, les comportements sexuels non désirés, incluant les agressions et les attouchements sexuels, et la coercition sexuelle, comme le chantage en retour de faveurs.»
Faire de la recherche en sciences humaines, c’est faire de la science, a poursuivi Manon Bergeron, «même si les instruments de collecte de données et les échantillons sont différents de ceux utilisés dans d’autres disciplines».
Impact politique
La députée libérale Hélène David, qui était ministre responsable de l’Enseignement supérieur en 2016, au moment où les résultats de l’enquête ESSIMU on été dévoilés, a été invitée à se joindre à la discussion. «Cette année-là, a rappelé la députée, les médias avaient beaucoup parlé des débordements dans le cadre des activités d’initiation organisées à l’occasion de la rentrée universitaire sur certains campus ainsi que des gestes d’agression sexuelle commis envers des étudiantes de l’Université Laval. Il fallait faire quelque chose.»
Après avoir vu les résultats de l’enquête ESSIMU, Hélène David organise une vaste consultation à l’échelle du Québec en vue d’élaborer une loi visant à contrer les violences sexuelles dans le milieu de l’enseignement supérieur. «L’enquête ESSIMU nous a donné un sérieux coup de main, a-t-elle noté. Sur les 15 recommandations de l’étude, 14 ont été incluses dans la Loi 22.1.»
«Le phénomène des violences sexuelles n’est pas propre aux université québécoises, a précisé Manon Bergeron. L’Université d’Ottawa a aussi mené une étude sur le sujet et plusieurs universités au Canada anglais envisagent de se doter de politiques pour lutter contre ce fléau.»
Militante et chercheuse
La chercheuse a rappelé qu’elle avait œuvré pendant 13 ans dans les Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) avant d’entreprendre une carrière de professeure. «Il y a 25 ans, j’étais étudiante au bac en sexologie et j’avais effectué un stage dans un CALACS. C’est alors que j’ai pris conscience de l’importance du travail de prévention et de sensibilisation dans ce domaine, et aussi des mythes et des préjugés auxquels font face les femmes et les adolescentes victimes de violence sexuelle.»
«Dans quelle mesure vos travaux de recherche ne sont pas invalidés par votre militantisme féministe?», a demandé Sophie-Andrée Blondin. «Personne n’est neutre, a répondu Manon Bergeron. Tout chercheur possède un cadre d’analyse et le féminisme en est un, aussi légitime que les autres. La militante en moi a la préoccupation que les résultats des recherches soient connus, diffusés largement, pour que les personnes intéressées et concernées puissent les utiliser.»
Ce n’est qu’un début
Pour la professeure, titulaire de la nouvelle Chaire de recherche interdisciplinaire et intersectorielle sur la violence sexuelle en milieu d’enseignement supérieur, l’enquête ESSIMU n’est qu’un début. «La chaire constitue un outil précieux qui permettra, notamment, de se pencher sur d’autres formes de violence sexuelle, comme le cyber-harcèlement. Elle vise aussi à évaluer l’application des politiques contre les violences sexuelles, qui seront mises en place dans les établissements d’enseignement supérieur, l’efficacité des campagnes de sensibilisation et la qualité de la formation offerte aux personnes qui accueillent, accompagnent et soutiennent les victimes ainsi que celles chargées de faire enquête à la suite d’une plainte. Enfin, il faudra continuer de documenter les trajectoires des victimes.»