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Les mondes créoles en peinture

La diplômée Anne Lafont, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, était de passage à l’UQAM.

Par Marie-Claude Bourdon

29 avril 2019 à 16 h 04

Mis à jour le 29 avril 2019 à 16 h 04

Le Marché aux toiles de la Dominique, Agostino Brunias, 1780.

La diplômée Anne Lafont (B.A. histoire de l’art, 1993), directrice d’études à la prestigieuse École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris, a prononcé une conférence ouverte au grand public sur la représentation des Noirs dans la peinture antillaise coloniale le 25 avril dernier à l’UQAM. Organisé en collaboration avec le Département d’histoire de l’art et le programme de doctorat interuniversitaire en histoire de l’art, l’événement avait lieu dans le cadre des activités du Réseau Art et Architecture du 19e siècle. La diplômée était l’invitée de la professeure du Département d’histoire de l’art Peggy Davis.

Anne Lafont

Anne Lafont mène une carrière exceptionnelle dans le domaine de l’histoire de l’art. Après ses études doctorales à Paris, elle a été pensionnaire à la Villa Médicis – Académie de France à Rome, puis maîtresse de conférences à l’Université Paris-Est Marne-la-vallée. En 2007, elle a été embauchée à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), où elle a passé une dizaine d’années, d’abord en tant que conseillère scientifique responsable de l’historiographie, puis comme rédactrice en chef de la revue de l’INHA Perspectives. Spécialiste de l’art des 18e et 19e siècles, elle est rattachée au Centre d’histoire et de théorie des arts de l’EHESS depuis 2017, où elle mène des recherches sur l’histoire de l’art et les créolités.

Sa conférence, «Blackness, quel espace pour une histoire de l’art des mondes créoles?», avait pour objectif de mettre en lumière la contribution africaine à la fabrication d’œuvres peu connues réalisées aux Antilles pendant la période coloniale et esclavagiste. Dans une démarche quasi anthropologique, Anne Lafont examine les pièces de son corpus en faisant ressortir les rapports de domination propres à la société coloniale, mais en mettant aussi l’accent sur les espaces d’autonomie et de créativité que les populations noires et créoles réussissaient à se ménager à l’intérieur de cette société.

Famille métisse, Le Masurier, 1775.

À côté de gravures d’époque représentant la plantation de sucre ou d’indigo avec la maison du maître en surplomb, dans une position de surveillance du travail des esclaves africains préfigurant avant l’heure l’aménagement panoptique des prisons, des tableaux montrent des femmes esclaves négociant librement au marché avec des Blancs, que ce soit le fruit d’une petite production réalisée en marge de leur travail à la plantation ou leurs faveurs sexuelles. «Sans vouloir minimiser les rapports de pouvoir en place, les femmes pouvaient user de leur propre corps pour négocier une certaine marge de liberté», souligne l’historienne de l’art.

À la recherche des modalités d’émancipation et d’agentivité des populations esclaves, Anne Lafont est attentive aux signes de prospérité (abondance des fruits et légumes dans un tableau de Le Masurier représentant la maison d’une famille métisse), à la position des personnages (une famille noire trônant au centre d’un tableau, marginalisant les personnages blancs), à leurs rapports (un tableau représentant une scène de sensualité entre une femme noire et un homme blanc s’intitule Petit maître que j’aime),  aux techniques et traditions africaines (confection de tissus, tambours, danses), et, surtout, au corps, à ses ornementations et à ses performances.

Voix noire et forme blanche

Scènes domestiques coloniales, scènes de la vie des plantations, scènes de fête, scènes de marché : la créolité de la société antillaise apparaît dans toute sa richesse à travers ces tableaux réalisés par des peintres venus en général de la métropole. Pour Anne Lafont, c’est l’un des défis que pose ce corpus : «entendre la voix noire dans la forme blanche». Car à cette période datant d’avant l’abolition de l’esclavage, il n’y a pas encore de tableaux peints par des artistes noirs.

Quatre femmes créoles, Joseph Savart, 1770.

Dans une œuvre du peintre Joseph Savart, «la peau des femmes métisses montre toutes les carnations, du beige au marron», observe la chercheuse. Habillées de vêtements élaborés, ces femmes présentent une pile d’étoffes soigneusement pliées et emballées, symbole de leur créativité et de l’importance de la production de textiles dans la société coloniale antillaise. «Il est intéressant, quand on regarde ce tableau, de penser à l’échange qui a eu lieu entre ces femmes et celui qui tient le pinceau», note Anne Lafont.

Lors de son passage à l’UQAM, la chercheuse a donné deux autres conférences. Le 18 avril, dans le cadre du séminaire d’études supérieures de Peggy Davis, elle a présenté son livre L’art et la race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières (Les presses du réel, 2019), qui revisite la peinture du 18e siècle sous l’angle de la représentation des Noirs. Elle a aussi parlé de sa toute récente monographie Une Africaine au Louvre en 1800. La place du modèle (INHA, 2019), ainsi que de l’exposition actuellement au programme du Musée d’Orsay à Paris, Le modèle noir de Géricault à Matisse, à laquelle elle a contribué en tant que membre du conseil scientifique. Le 23 avril, elle a partagé avec les étudiants et étudiantes aux cycles supérieurs en histoire de l’art son expérience en tant que conseillère scientifique responsable de l’historiographie et rédactrice en chef de la revue scientifique Perspectives à l’INHA.