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Montréal, ville d’aéronautique

Mehran Ebrahimi dirige le nouvel Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile.

Par Pierre-Etienne Caza

11 juin 2019 à 10 h 06

Mis à jour le 28 août 2019 à 11 h 08

L’École des sciences de la gestion de l’UQAM (ESG UQAM) a lancé à la mi-mai l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile, dont la mission est d’améliorer la compréhension des enjeux propres à l’industrie. Ce nouvel observatoire est dirigé par le professeur du Département de management et technologie Mehran Ebrahimi.

Spécialiste en aéronautique, le professeur Ebrahimi dirige depuis 2007 le Groupe d’étude en management des entreprises de l’aéronautique (GEME Aéro), un regroupement axé sur la recherche académique et la publication scientifique. «Les besoins ont évolué en cours de route, explique-t-il. Je suis de plus en plus sollicité par les médias pour commenter l’actualité, et par les acteurs de l’industrie pour effectuer des veilles stratégiques et leur fournir des données issues de la recherche. En ce sens, l’observatoire vise à approfondir la mission du GEME Aéro – qui en devient une constituante – en créant et en transférant des connaissances à un public élargi.»

Seule entité universitaire dédiée à l’aéronautique et à l’aviation civile au Québec, le nouvel observatoire est financé par les différents acteurs du milieu, soit une vingtaine d’entreprises, auxquelles s’ajoute le Syndicat des machinistes de l’aéronautique, affilié à l’Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale. Tous paient une cotisation annuelle et sont membres du comité aviseur. «Certains de nos partenaires auraient pu financer à eux seuls l’ensemble de nos opérations, mais nous ne souhaitions pas être associés à une seule entité comme Air Canada, Bombardier ou Pratt & Whitney Canada», souligne Mehran Ebrahimi.

Un secteur stratégique

Les grandes entreprises ont souvent le nez collé sur leurs activités au quotidien et elles ne bénéficient pas nécessairement d’une vue d’ensemble de leur secteur à l’échelle internationale, note le professeur. «En comparant, par exemple, notre grappe industrielle aéronautique avec les grappes française, allemandes ou américaine, nous serons en mesure d’attirer l’attention de nos partenaires sur l’évolution du marché, les grandes tendances, les menaces et les occasions qui se profilent à l’horizon.»

Mehran Ebrahimi compte poursuivre son travail de vulgarisation à travers ses interventions dans les médias. «Le discours populiste n’en a que pour les salaires des dirigeants de Bombardier, mais, ce faisant, on occulte complètement que le secteur aéronautique est vital pour notre économie, qu’il génère entre 13 et 14 milliards de dollars par an – dont 90 % en exportations – et qu’il constitue la première source de revenus industriels au Canada après les ressources naturelles.» Le secteur aéronautique n’est pas soutenu à sa juste valeur, estime le spécialiste. «En France, le gouvernement injecte des milliards d’euros dans sa grappe industrielle; aux États-Unis, le Département de la Défense soutient l’industrie; et l’État chinois finance entièrement la construction de nouveaux avions… comment rivaliser avec ces géants?»

Comme d’autres villes sur la planète, Montréal abrite une grappe industrielle en aéronautique, composée de divers fabricants de composantes d’avion. La ville se démarque toutefois au chapitre de l’aviation civile, car elle en héberge les principales institutions: l’Association international du transport aérien (IATA), l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), le Conseil international des aéroports (ACI) et la Fédération internationale des associations de pilotes de ligne (IFALPA). «Aucun autre endroit dans le monde ne possède autant d’expertises en aviation civile, mais ces associations ne sont pas réellement intégrées dans l’écosystème économique et social de Montréal, remarque Mehran Ebrahimi. Nous aimerions les mobiliser pour qu’elles puissent tisser des liens et réaliser des projets porteurs avec la grappe industrielle en aéronautique.»

Des recherches de pointe

Au cours des dix dernières années, les travaux des étudiants membres du GEME Aéro ont donné lieu à la publication d’une trentaine de mémoires et de thèses, ainsi qu’à plusieurs articles scientifiques. Cela se poursuivra dans le cadre de l’observatoire, puisque deux doctorants en administration et cinq candidats à la maîtrise ès sciences de la gestion effectuent présentement des recherches dans le domaine de l’aéronautique ou de l’aviation civile. «Ces étudiants s’intéressent, entre autres, à l’impact de l’intelligence artificielle sur la nature des emplois en aéronautique, aux impacts socioéconomiques du secteur, à la dimension éthique du contrôle des données en aviation civile, à la manière dont les pilotes réagissent en situation d’extrême urgence, à l’industrie 4.0 dans le secteur manufacturier de l’aéronautique, à la collaboration entre le contrôleur aérien et le pilote en matière de sécurité, à la législation canadienne concernant la fatigue des pilotes et à la cybersécurité en aviation.»

Le cas de Transat A.T.

Impossible de rencontrer Mehran Ebrahimi sans discuter de l’offre d’Air Canada pour acquérir Transat A.T. «Si la transaction se concrétise, je ne crois pas qu’Air Canada conserve la marque Transat, affirme le professeur. Ce qui intéresse l’entreprise, c’est l’expertise du Groupe Transat en matière de voyage d’agrément. Je ne suis pas inquiet pour les emplois, surtout occupés par des francophones, car il y a pénurie de pilotes et d’agents de bord.»

La transaction de Transat A.T. a été précipitée en raison de l’achat de WestJet par Onex en mai dernier, analyse Mehran Ebrahimi. «Si WestJet avait mis la main sur Transat, cela aurait fait très mal à Air Canada. D’où l’empressement d’Air Canada à demander une période d’exclusivité de négociations de 30 jours pour acquérir Transat A.T.», explique-t-il.

Air Canada et WestJet risquent de se livrer une concurrence féroce au cours des prochaines années, note le spécialiste. WestJet, rappelle-t-il, vient d’être achetée par le Fonds d’investissement Onex, fondé par Gerry Schwartz, qui a toujours voulu être un joueur dans le domaine de l’aviation – il avait même lancé une offre non sollicitée pour acheter Air Canada il y a quelques années. «M. Schwartz a retiré WestJet du marché boursier pour avoir les mains libres, sans pression des actionnaires. Ça veut dire qu’il a beaucoup d’argent et d’ambition pour WestJet. De l’autre côté, Air Canada a les reins solides et possède plus de trois milliards et demi de dollars de trésorerie.»

Un monopole ou un duopole n’est jamais une bonne nouvelle pour les consommateurs, mais Mehran Ebrahimi estime qu’à court et moyen terme, les passagers pourraient profiter de la situation. «La taille du marché canadien ne grandit pas énormément et aucun acteur étranger ne peut s’installer au pays car la législation stipule qu’aucune entreprise étrangère ne peut détenir plus de 49 % des parts d’une compagnie aérienne au Canada. Si on veut plus de passagers, il faut donc gruger les parts de marché du concurrent. Puisque les deux compagnies offrent la même qualité de services, aucune n’a intérêt à augmenter ses prix et à être perçue comme étant “trop chère” par les consommateurs. Il est probable qu’il y ait une guerre de prix pour gagner leurs faveurs.»

Si à long terme l’une des deux entreprises en venait à dominer le marché, peut-être verrions-nous apparaître de véritables compagnies aériennes low-cost, note le chercheur. «Toutes les tentatives ont échoué au cours des 10-15 dernières années, rappelle-t-il. Chaque fois qu’une telle compagnie a voulu s’installer au Canada, Air Canada, WestJet et même Air Transat cassaient les prix. Elles ont créé Rouge (Air Canada) ou Swoop (WestJet), mais ce ne sont pas de véritables low cost

À quelques jours de la fin de la période d’exclusivité négociée par Air Canada, un autre acheteur s’est manifesté: Groupe Mach, surtout connu pour ses activités dans le domaine de l’immobilier. «Cet acheteur québécois permettrait à Transat de demeurer une entité à part entière, mais il n’a pas d’expérience en aviation», observe Mehran Ebrahimi. Le montage financier proposé par Groupe Mach inclut un investissement du gouvernement par le biais du Fonds de solidarité FTQ et de la Caisse de dépôt et placement du Québec. «J’aime l’idée qu’un groupe québécois achète Transat, mais Groupe Mach n’a pas le bon profil, ajoute le professeur. Il est probable que son entrée en jeu n’aura pour effet que de faire monter les enchères et d’amener Air Canada à bonifier son offre initiale.»