«Ce n’est pas tous les jours qu’on peut proposer une vision d’ensemble pour un secteur de la ville sans limite de budget», note avec un plaisir évident Marc-André Fortin. En cette matinée de décembre, le coordonnateur de la Table de concertation du Faubourg Saint-Laurent est l’un des trois experts invités par les professeurs Mélanie Doyon et Sylvain Lefebvre afin de commenter les scénarios d’aménagement proposés par les étudiants du DESS en planification territoriale et locale. Ses collègues pour l’occasion, François Bergeron, directeur de la Corporation de développement communautaire Centre Sud, et Kenny Harrouche, urbaniste au sein de la firme Rayside Labossière, semblent également ravis de participer à l’exercice, qui suscitera de nombreux échanges avec les étudiants après chacune des présentations de leur «firme» fictive.
La formule retenue depuis quelques années par les deux professeurs du Département de géographie nécessite l’inscription obligatoire au cours de l’un et de l’autre. Ainsi, les étudiants suivaient ce trimestre-ci le cours Aménager et planifier le territoire de Sylvain Lefebvre le mercredi matin et, l’après-midi, le cours Développement local: lire, diagnostiquer et intervenir de Mélanie Doyon. «Nous avons développé ces deux nouveaux cours pour offrir aux étudiants une approche professionnelle, explique Mélanie Doyon. Au lieu d’étudier des projets développés par d’autres, les étudiants réalisent un exercice d’aménagement et de développement concret sur le terrain.»
Au cours des dernières années, ce travail de terrain s’est déroulé dans différentes villes et municipalités du Québec: Pointe-Calumet, Saint-Paul-d’Abbotsford, Rigaud, Saint-Hilaire. «Comme l’UQAM célèbre cette année son 50e anniversaire et qu’une charrette allait avoir lieu en novembre sur la place de l’Université dans le quartier, nous trouvions à propos que les étudiants travaillent sur l’aménagement et le développement de la zone entourant l’UQAM», souligne Sylvain Lefebvre.
Les étudiants avaient pour mandat d’aménager et de développer sur un horizon de 10 ans le quadrilatère situé entre les rues Saint-Laurent à l’ouest, Sherbrooke au nord, Visitation à l’est et Sainte-Catherine au sud, dans une perspective de diversité et de durabilité. Plusieurs sorties guidées et rencontres avec divers intervenants des quartiers concernés ont eu lieu durant le trimestre. Les deux équipes de cinq étudiants devaient établir un diagnostic de la zone à l’étude, pour ensuite proposer un plan d’aménagement et de développement local. «À la fin du cours, les étudiants remettent un seul travail mais ils savent exactement ce que Mélanie et moi corrigerons chacun de notre côté», précise Sylvain Lefebvre.
Un réseau d’économie sociale et solidaire
La première firme à présenter son scénario est D.E.C.O. Urbain, au sein de laquelle œuvrent Romain Aglaé, Charlotte Jacques, Kimberley-Ann Metcalfe, Lise Oblet et Virginie Turgeon. Les étudiants soulignent d’abord que le territoire à l’étude recoupe plusieurs zones d’influence – une partie du Quartier des spectacles, le Faubourg Saint-Laurent, le Quartier latin, le Centre-Sud et une partie du Village –, qu’il présente une grande mixité sociale et une mixité d’usages. Leur vision pour l’horizon 2029 est de «faire du secteur un milieu de vie, un lieu de tourisme et un secteur d’entrepreneuriat de choix». Pour y parvenir, ils veulent assurer la rétention de la population à long terme, améliorer le cadre de vie par le verdissement, consolider l’activité économique et optimiser les déplacements actifs.
La firme D.E.C.O. Urbain propose cinq projets phares, dont l’élément central est le Réseau d’économie sociale et solidaire (RESS) qui serait installé dans un bâtiment à construire sur le site actuel de l’îlot Voyageur. Elle prévoit édifier sur le même site des logements abordables, des studios pour les étudiants, un CPE, des terrains de jeux pour les enfants, une Maison des jeunes, un café solidaire et un supermarché coopératif. Il s’agirait à la fois d’un milieu de vie agréable pour ses habitants et d’un lieu de rencontre favorisant les partenariats communautaires pour les résidents du secteur. Les autres projets proposés incluent une amélioration notable du réseau cyclable avec l’ajout de deux vélorues sur Wolfe et Montcalm, dans l’axe nord-sud reliant le parc Lafontaine et le boulevard René-Lévesque, ainsi qu’une revitalisation de la partie est de la rue Ontario, du boulevard Saint-Laurent et du Village, entre autres par la végétalisation de certains bâtiments, la création de places publiques et l’ajout de mobiliers urbains favorisant la socialisation.
Image fournie par les étudiants.
«J’adore l’idée du bâtiment phare, à partir duquel rayonnent vos interventions dans le reste de la zone à l’étude, mais j’ai une question concernant le réseau cyclable: pourquoi avoir décidé d’ajouter des vélorues à l’est?», demande Marc-André Fortin à l’issue de cette première présentation. «Nous nous sommes basés sur la carte des accidents impliquant un cycliste entre 2012 et 2018, explique l’une des membres de la firme. Il apparaissait clairement que l’axe nord-sud en provenance du parc Lafontaine nécessitait une intervention.»
«Je vous félicite pour cette présentation, commente ensuite François Bergeron. Pour ma part, j’aurais aimé que vous établissiez les besoins différents de la population résidente et de la population en transit, car il s’agit d’une zone que traversent plusieurs travailleurs.» Le directeur de la Corporation de développement communautaire Centre Sud fait rire la classe en soulignant qu’une lacune de toutes les présentations auxquelles il assiste est de ne mettre en scène que des gens en short et des arbres au feuillage vert. «Nous vivons en hiver pendant six mois et j’aimerais que cela se reflète davantage dans les projets», dit-il. Un des membres de la firme s’empresse de remettre deux diapositives à l’écran. «Nous avons évoqué les activités hivernales, à la fois sur la rue Sainte-Catherine et aux Jardins Gamelins», montre-t-il avec le sourire. «Bravo! Désolé, cela m’avait échappé», reconnaît François Bergeron.
Kenny Harrouche questionne pour sa part l’appropriation de nombreux terrains vacants pour en faire des placettes. «Il serait peut-être judicieux d’utiliser ces espaces fonciers pour autre chose, note-t-il. Si vous souhaitez verdir et installer du mobilier urbain favorisant les interactions sociales, pourquoi ne pas le faire en utilisant les rues et les trottoirs, qui sont du domaine public?» La rue Berri est l’artère idéale pour ce genre d’intervention, ajoute son collègue Marc-André Fortin.
L’animateur pédagogique Hans Asnong, qui assiste aux présentations, soulève pour sa part deux problématiques laissées dans l’ombre par les étudiants: l’itinérance et la cohabitation entre piétons et cyclistes. «Notre projet de RESS favorisera la collaboration entre les organismes du quartier oeuvrant auprès des personnes en situation d’itinérance et nous avons mis de l’avant des mesures favorisant la cohabitation entre piétons, cyclistes et automobiles, notamment l’ajout de saillies de trottoir, le marquage de traverses piétonnes et l’utilisation de sas à vélo», répond une membre de la firme. Le sas à vélo est un espace réservé aux cyclistes entre la ligne d’arrêt des véhicules et le passage piéton. «Cela permet aux cyclistes de se placer du côté de la chaussée vers lequel ils vont tourner, bien en vue devant les véhicules, pour démarrer en toute sécurité», précise l’étudiante.
Les 20 ans du DESS
Le DESS en planification territoriale et développement local célèbre cette année son 20e anniversaire. Pour l’occasion, on organise un colloque et un cocktail de retrouvailles et de réseautage, le 30 janvier prochain, au local
D-R200.
«Le colloque, dont la thématique est “Regards croisés”, débutera à 8 h 30 et sera consacré à des panels en lien avec le développement territorial, la planification et l’aménagement du territoire, et les métiers du territoire, précise Mélanie Doyon, responsable du comité organisateur. Le cocktail de retrouvailles et de réseautage aura lieu de 17 h à 19 h.»
Un projet de densification douce
Après la pause, les membres du collectif DEVOT – Auriane Simonian, Chloé Sahut, Pierre-Yves Gauthier, Charles Bissonnette et Mona Lacroix – débutent leur présentation. Comme leurs collègues de D.E.C.O. Urbain, ils soulignent le «chevauchement d’identités multiples» du secteur à l’étude. Ils notent, entre autres, que 54,4 % des ménages du territoire comportent une seule personne. Chaque jour, un afflux important de gens provient de l’extérieur, soit des touristes ou des travailleurs en transit. Environ 80 % des déplacements s’effectue par transport actif dans le secteur. Leur vision pour l’horizon 2029 est de «renforcer la cohésion de ce quartier à échelle humaine, en développant des services tournés vers la solidarité et l’économie sociale, en renforçant le caractère durable du milieu de vie, en améliorant les mobilités douces et en consolidant l’offre résidentielle».
Le projet qui retiendra le plus l’attention des experts est celui de densification douce. «La rue Berri constitue la ligne de démarcation en ce qui concerne le cadre bâti, notent les étudiants dans leur diagnostic initial. À l’ouest, on note une densité verticale importante, tandis qu’à l’est, la densité verticale est plus faible. Nous proposons un projet-pilote sur la rue Beaudry, visant à accompagner propriétaires et locataires dans la rénovation et la réhabilitation de bâtiments, notamment pour ajouter des étages, agrandir des logements existants ou bonifier l’offre de logements abordables et/ou sociaux.»
Le plan de développement prévoit également la réhabilitation de l’immeuble La Patrie, à l’angle de l’avenue de l’Hôtel-de-Ville et de la rue Sainte-Catherine, pour y regrouper les activités de l’Institut des métiers d’art. Les étudiants de DEVOT proposent aussi de récupérer les nombreux locaux vacants de la rue Sainte-Catherine pour en faire des ateliers-boutiques pour les artisans et les artistes locaux.
À l’angle nord-est des boulevards De Maisonneuve et Saint-Laurent, le collectif souhaite reconvertir l’ancien garage en une coopérative alimentaire dotée d’une ferme urbaine sur le toit. «Nous proposons également de mettre en place des réfrigérateurs communautaires et de consolider le réseau des marchés ambulants de fruits et de légumes dans le secteur», soulignent-ils. On veut aussi créer un refuge pour les femmes et les personnes LGBTQ+ en situation d’itinérance.
Comme leurs collègues de D.E.C.O. Urbain, les membres du collectif DEVOT comptent renforcer l’identité commerçante de la portion est de la rue Ontario en réhabilitant les bâtiments vacants qui s’y trouvent. On souhaite favoriser les transports actifs par l’ajout de pistes cyclables, sécuriser les intersections stratégiques avec «une brigade de la mobilité», et renforcer les interactions sociales en installant des placottoirs. De nombreuses idées de verdissement sont aussi prévues dans leur plan de développement, notamment autour de l’édicule du métro Saint-Laurent.
Un pôle éducatif est au programme entre les rues Berri et Atateken (anciennement Amherst), avec la construction d’une école primaire, d’une résidence étudiante et d’un centre communautaire. «Nous souhaitons également instaurer un budget participatif pour l’arrondissement Ville-Marie afin que les citoyens puissent proposer des projets porteurs», concluent-ils.
Lors de la discussion suivant la présentation, les trois experts notent la finesse du diagnostic territorial posé par le collectif DEVOT. «On parle souvent de la nécessité de la densification urbaine, mais on aborde rarement cet enjeu de manière concrète dans les plans de développement, souligne ensuite Kenny Harrouche. Votre projet de densification douce répond parfaitement à cet enjeu et influencera l’offre de logements abordables.»
La brigade mobilité aux intersections stratégiques suscite un échange intéressant. «Faire appel à des brigadiers reflète à mon sens une erreur dans le design urbain. Il doit y avoir une meilleure façon d’intervenir pour régler cette problématique», estime Kenny Harrouche. «Dans ce cas-ci, il y a une limite aux solutions d’aménagement, répond une membre du collectif. Pensez aux panneaux lumineux clignotant au-dessus des traverses piétonnières: certains automobilistes n’en tiennent pas compte!» Un de ses collègues ajoute: «Nous croyons qu’une brigade de la mobilité, à certains endroits ciblés, est nécessaire afin d’éduquer les usagers. Pas pour les punir avec des contraventions, mais plutôt pour les amener à modifier leur comportement.»
Présent pour la deuxième présentation, le professeur Yannick Hémond souligne l’importance de la notion de capital social, qui transparaît, selon lui, dans le plan de développement du collectif DEVOT. «Favoriser l’interaction entre les gens sur un territoire donné est primordial et c’est un aspect que l’on considère de plus en plus en lien avec la résilience urbaine, explique le spécialiste en gestion de crise et en gestion des risques. Pour se prendre collectivement en main, et pour aider les autres, il faut les connaître.» Le professeur remercie les étudiants pour leur excellent travail. «Vous me donnez une foule d’idées sur les thèmes à aborder dans le cours Gestion de projets en aménagement et en SIG, que je donnerai l’hiver prochain», conclut-il.