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Une histoire dans l’oreille

La baladodiffusion a donné un nouveau souffle à la radio… pour le plus grand plaisir de ses auditeurs. 

Par Pierre-Etienne Caza

20 juin 2019 à 10 h 06

Mis à jour le 22 août 2019 à 13 h 08

Illustration: Amélie Tourangeau

Les adeptes s’y adonnent avec délectation dans les transports en commun, en faisant du sport, en voiture ou en vaquant à leurs tâches ménagères, mais la baladodiffusion demeure un concept mystérieux pour nombre d’auditeurs des médias traditionnels. «Lorsque notre série balado Disparue(s) a été lancée, en 2017, nous avons reçu des courriels d’auditeurs qui voulaient savoir à quelle heure et à quelle chaîne ils pouvaient écouter l’émission», raconte Martin Girard (B.A. communication, 1993), premier conseiller aux formats audio numériques à ICI Radio-Canada Première. L’anecdote fait sourire. «Le plaisir d’un balado, c’est qu’on peut l’écouter n’importe où, n’importe quand», observe William Maurer, directeur général de CHOQ.ca, la plateforme média numérique de l’UQAM.

Apparue autour de 2004 dans la foulée des baladeurs numériques, la baladodiffusion gagne en popularité. Selon Edison Research, le nombre de personnes âgées de 12 ans et plus qui ont déjà écouté un balado a franchi pour la première fois la barre des 50 % aux États-Unis cette année. Au Canada, les données 2018 de l’Observateur des technologies médias indiquent que l’écoute de balados a triplé depuis cinq ans chez les adultes francophones. Ce sont les 18-28 ans et les 29-37 ans qui contribuent le plus à la popularité du phénomène, puisqu’ils sont respectivement 23 % et 18 % à écouter des balados au moins une fois par mois.

«Les balados sont nés du désir de raconter des histoires en-dehors des canaux institutionnels, explique le doctorant en sémiologie Jean-Michel Berthiaume (B.A. études littéraires, 2008), amateur et créateur de balados depuis de nombreuses années. Avec le temps, flairant le bon filon, les institutions ont emboîté le pas: aujourd’hui, presque tous les grands groupes médiatiques en produisent.» Le New York Times et le Washington Post, aux États-Unis, The Guardian, au Royaume-Uni, CBC, au Canada, et Radio-Canada, Télé-Québec et Québecor (QUB radio), au Québec, proposent tous des balados. En parallèle, on note l’apparition de boîtes de productions indépendantes telles que Magnéto (2016) ou Transistor Média (2018), qui souhaitent faire rayonner la baladodiffusion québécoise.

«Les balados sont nés du désir de raconter des histoires en-dehors des canaux institutionnels.»

Jean-Michel Berthiaume

Doctorant en sémiologie

Les balados les plus populaires s’inscrivent dans la veine de l’humour et du true crime – meurtres non résolus, histoires sordides, grands procès – mais on retrouve aussi des balados de sport, de politique, de santé, de techno, d’affaires ou de culture. Certains durent quelques minutes, d’autres plus d’une heure. Il s’agit parfois d’une simple conversation entre amis, parfois de créations sonores très élaborées. Souvent documentaire, la baladodiffusion a même engendré un retour de la fiction dans le monde de l’audio.

L’abc de la baladodiffusion

Le terme baladodiffusion (féminin) est normalement réservé pour désigner le mode de diffusion, la technologie (podcasting en anglais) et non le fichier (podcast), que l’on appelle balado (masculin). «Le balado est un fichier audio que l’on peut télécharger pour l’écouter au moment voulu, souvent transmis par fil RSS et lu par un agrégateur de contenu, explique Jean-Michel Berthiaume. Avec les applications mobiles d’aujourd’hui, le processus est automatisé: il suffit de s’abonner aux balados de son choix et une notification nous avertit chaque fois qu’un nouvel épisode est disponible.» On peut écouter en baladodiffusion à la fois les émissions de radio traditionnelles, diffusées sur les ondes hertziennes avant d’être rendues disponibles en mode balado, et les balados créés expressément pour ce type de diffusion.

L’effet Serial

Les balados documentaires qui connaissent du succès racontent de bonnes histoires. «La mise en récit – le storytelling, en anglais – doit être impeccable», observe Martin Girard. La référence en la matière est Serial, une série en baladodiffusion produite par les créateurs de This American Life, une émission de la radio publique Chicago WBEZ célèbre pour sa forme mêlant reportage, monologue et réflexion philosophique autour d’un thème donné. Dans la première saison de ce balado, la journaliste Sarah Koenig revisite l’enquête portant sur le meurtre d’une adolescente de Baltimore, en 1999, dont le petit ami a été traduit en justice. Téléchargé plus de 175 millions de fois depuis sa mise en ligne à l’automne 2014, ce balado a popularisé un nouveau modèle de narration. «Habituellement, à la radio, l’amorce d’un topo ou d’un documentaire annonce les principaux éléments à venir: le sujet abordé, les intervenants rencontrés et ce que le journaliste a appris, explique Martin Girard, qui possède plus d’une vingtaine d’années à titre de réalisateur à Radio-Canada. Dans le balado, le narrateur invite l’auditeur à le suivre dans sa démarche et on avance en ne sachant trop où cela va nous mener.»

«Dans le balado, le narrateur invite l’auditeur à le suivre dans sa démarche et on avance en ne sachant trop où cela va nous mener.»

Martin Girard

Premier conseiller aux formats audio numériques à ICI Radio-Canada Première

Lorsque le propos et la réalisation touchent la cible, comme ce fut le cas de Serial, l’effet est unique: on a l’impression d’être inclus dans une conversation intimiste. «Un animateur radio s’adresse à des milliers de personnes, tandis que l’hôte d’un balado s’adresse à une personne à la fois, qui a choisi de télécharger l’épisode et de l’écouter au moment de son choix», poursuit Martin Girard.

«Même les balados d’actualités quotidiennes, souvent brefs, permettent de tisser une relation spéciale entre le narrateur et l’auditeur, un peu comme les YouTubeurs avec les jeunes», observe Jean-Michel Berthiaume. C’est notamment le cas du populaire balado The Daily, animé par le journaliste du New York Times Michael Barbaro, qui se penche chaque jour de la semaine sur un sujet pendant une vingtaine de minutes. Radio-Canada et QUB radio proposent un concept similaire avec les balados Ça s’explique (le journaliste Alexis De Lancer consacre une dizaine de minutes à un sujet en compagnie d’un invité) et En 5 minutes (consacré à des sujets de science, d’actualités ou d’histoire vulgarisés). Dans chacun des cas, les balados sont mis en ligne tôt le matin, du lundi au vendredi.

Grosses têtes

Chaque année, depuis 2013, des étudiants de l’UQAM peuvent appliquer leurs connaissances et tester des concepts en journalisme et en production de contenu dans le cadre d’un laboratoire d’exploration médiatique offert en collaboration avec Urbania. Depuis deux ans, le résultat est offert sous forme de baladodiffusion. En novembre dernier, les étudiants présentaient Grosses têtes du crime, cinq épisodes qui racontent des histoires surprenantes derrière les innovations du monde judiciaire (la série précédente portait sur la recherche universitaire).

Jean-Michel Berthiaume avoue être très exigeant envers les titres qui se fraient un chemin sur sa liste d’écoute. «Il faut que j’apprenne quelque chose et que ce soit bien travaillé, dit-il. Si je sens qu’on me récite des infos tirées d’une page Wikipédia, je décroche immédiatement.» Sa liste de balados préférés est très éclectique, de l’histoire du cinéma à celle de la musique country, en passant par la lutte australienne féminine et l’histoire de la moutarde!

«Il n’y a pas de vérités ni de façons de faire balisées en balado, souligne Martin Girard. Je dis aux gens de mon équipe: laissez tomber les codes radiophoniques habituels, soyez imaginatifs! Misez sur l’authenticité et sur le contact avec vos auditeurs.»

Primé à Paris

Ce sont ces mêmes consignes qu’a transmises Gabrielle Brassard-Lecours (B.A. animation et recherche culturelles, 2007) à ses troupes il y a deux ans. Responsable de l’information de l’édition francophone du journal multiplateforme Ricochet, elle s’est alliée avec un autre média numérique, Planète F, pour produire une série de balados. «Nous avons envoyé une demi-douzaine de journalistes dans différentes communautés autochtones du Québec pendant quelques jours avec le mandat d’en tirer une histoire originale, raconte-t-elle. Le fruit de leur travail nous a permis de produire une série en six épisodes baptisée Fil rouge

«Il y a le travail journalistique, mais aussi la musique, la narration, et tout particulièrement le montage, car en balado, le rythme est essentiel.»

Gabrielle Brassard-Lecours

Responsable de l’information du journal multiplateforme Ricochet

Lorsqu’elle a appris que le Paris Podcast Festival, qui en était à sa première édition en octobre dernier, organisait un concours, Gabrielle Brassard-Lecours a soumis un épisode de Fil rouge dans la catégorie «Podcasts francophones hors France». «C’est l’histoire émouvante d’une femme inuit venue à Montréal à l’âge de 12 ans pour étudier et qui a perdu sa langue maternelle. Elle raconte comment elle a dû la réapprendre pour pouvoir la transmettre à ses enfants», précise-t-elle. L’épisode a été couronné gagnant dans sa catégorie.  

Fiction et jeunesse

«De manière générale, les francophones ont un pas de retard sur les anglophones dans l’univers du balado, mais ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, remarque Martin Girard. Cela nous permet d’écouter ce qui a été fait et de créer des balados qui reflètent notre réalité francophone nord-américaine.»

La fiction, plus chère et plus complexe à produire, demeure un créneau embryonnaire dans l’univers du balado francophone. «Puisque peu de petits créateurs peuvent en faire, nous considérons que c’est notre mandat comme diffuseur public», souligne Martin Girard. L’automne dernier, ICI Radio-Canada Première a lancé Cavale, dans lequel Gildor Roy incarne un ancien chanteur country, recyclé en mauvais chanteur populaire, qui organise son propre enlèvement avec la complicité d’une jeune fugueuse. Le scénario est signé par le professeur du Département d’études littéraires Samuel Archibald (Ph.D. sémiologie, 2008) et l’écrivain William S. Messier (M.A. études littéraires, 2010).

La doctorante en études et pratiques des arts Prune Lieutier tente pour sa part de faire sa place dans le secteur jeunesse, avec La Puce à l’oreille, une boîte de production et de diffusion de balados documentaires pour les enfants de 6 à 12 ans qu’elle a fondée en 2017. Avec sa petite équipe et quelques collaborateurs externes, elle a piloté la production de balados en format court portant sur une foule de sujets, des sciences aux arts en passant par l’histoire. «En format long, nous n’hésitons pas à aborder des sujets plus sensibles, comme la dépression et la peine d’amour», précise l’entrepreneure.

Inspirée par le Festival de la radio numérique organisé par Transistor Média à Gatineau, Prune Lieutier compte mettre sur pied un festival de balados jeunesses l’automne prochain à Montréal. 

Le balado, note Prune Lieutier, est un excellent médium d’apprentissage et d’éveil de la curiosité. «Selon l’association américaine Kids Listen, les enfants réécoutent les balados de la même façon qu’ils s’entichent d’un livre qu’ils liront encore et encore, et 74 % d’entre eux disent chercher sur le web d’autres informations sur les sujets abordés dans les balados.» Pour chaque balado, La Puce à l’oreille produit des fiches pédagogiques à l’usage des enseignants qui souhaitent les utiliser dans leur classe. L’entreprise bénéficie d’un partenariat stratégique avec la Chaire en littératie médiatique multimodale que dirige la professeure du Département de didactique des langues Nathalie Lacelle.

Inspirée par le Festival de la radio numérique organisé par Transistor Média à Gatineau, Prune Lieutier compte mettre sur pied un festival de balados jeunesses l’automne prochain à Montréal. Le projet bénéficie d’un appui financier du ministère de la Culture et des Communications.

Un écosystème naissant

Sans le soutien financier de Patrimoine Canada, Gabrielle Brassard-Lecours n’aurait pu réaliser Fil rouge. «Il faut être en mesure de rémunérer à sa juste valeur la contribution de chacun, dit-elle. Il y a le travail journalistique, mais aussi la musique, la narration, et tout particulièrement le montage, car en balado, le rythme est essentiel.»

Il faut parfois une année ou plus de travail pour produire une série documentaire de quelques épisodes. À titre d’exemple, le populaire balado science/techno Radiolab, produit par WNYC Studios et maintes fois récompensé, peut coûter jusqu’à 100 000 dollars US par épisode. La réalité québécoise est bien différente. «L’une des façons d’obtenir du financement pour un balado est de l’intégrer à une production visuelle, explique Martin Girard. Autrement, c’est plutôt difficile, car le genre est encore méconnu.»

Des scientifiques inspirantes

Les professeures Ghayda Hassan (psychologie), Chiara Piazzesi (sociologie), Isabelle Marcotte (chimie), et Manon Bergeron (sexologie), ainsi que la doctorante en sémiologie Louise Caroline Bergeron (M.A. philosophie, 2012) et la diplômée Élyse Caron-Beaudoin (M.Sc. biologie, 2013) figurent parmi les scientifiques en vedette dans le cadre du balado 20 %, coproduit par Québec Science et l’Acfas, en collaboration avec la Commission canadienne pour l’UNESCO, L’Oréal Canada et CHOQ.ca. Tous les épisodes de cette série sont consacrés à des femmes œuvrant dans les domaines de la science et de la technologie.

L’écosystème du balado en est encore à ses premiers balbutiements. On expérimente différentes approches – sociofinancement, publicités intégrées, contenu commandité. «Pour l’instant, je ne connais pas de podcast qui fonctionne par abonnement payant, note avec perplexité Gabrielle Brassard-Lecours. Ce serait pourtant une solution intéressante. Il faut tirer des leçons du passé: les journaux qui ont opté pour la gratuité sur le web il y a 10 ans en arrachent tous aujourd’hui à cause de la chute de leurs revenus publicitaires.»

CHOQ.ca: une plateforme idéale

«Créer un balado n’est qu’une question de temps, pas de ressources matérielles, affirme pour sa part Jean-Michel Berthiaume. Une simple conversation allumée sur un sujet intéressant peut donner un excellent balado. Si on veut ajouter des archives sonores, il existe des banques gratuites sur le web.» Le doctorant, qui est aussi chroniqueur culturel à On dira ce qu’on voudra sur ICI Radio-Canada Première, parle en connaissance de cause, puisqu’il mène plusieurs séries en balado de front:  Le 7e antiquaire, qui réhabilite et fait connaître des films lancés il y a plus de 20 ans; Prise de lutte, sur la lutte professionnelle; une autre portant sur les travaux du laboratoire NT2, qui l’emploie comme auxiliaire de recherche; et une autre dans le cadre de Pop-en-stock. «La balado me permet de développer une idée de manière plus fouillée qu’en huit minutes de chronique culturelle à la radio, note-t-il. Je suis privilégié de pouvoir passer d’un format à l’autre.» 

«Certains épisodes de balados sur le cinéma, l’humour ou même la musique sont téléchargés une centaine de fois chaque mois même s’ils ont été lancés il y a plusieurs années.»

William Maurer

Directeur général de CHOQ.ca

Jean-Michel Berthiaume donne des ateliers de création sur la baladodiffusion destinés aux étudiants et au grand public. Son objectif: que tous les participants aient enregistré et monté un épisode à la fin de la formation. Il n’hésite pas à diriger ceux et celles qui ont la piqûre vers CHOQ.ca (dont il préside le conseil d’administration), car la plateforme est idéale pour ce type de projets. «Nous sommes une radio-école, alors nous accompagnons techniquement les gens qui veulent faire un balado, confirme William Maurer. Il suffit que le sujet soit bon et original.»

Créée en 2002 et uniquement diffusée sur le web, CHOQ.ca est l’une des plus anciennes plateformes de baladodiffusion québécoises. «Notre plus vieux balado est Du Vanguard au Savoy, qui porte sur le jazz, et le plus populaire est Ars Moriendi, qui fut parmi les premiers balados de type true crime en français, note William Maurer, qui dirige l’organisation depuis 2016. En raison de nos contenus francophones, plusieurs de nos auditeurs viennent de France et de Belgique. L’un de nos balados, Pôle Hip-Hop, a même surgi dans un palmarès au Tchad!» L’hiver dernier, CHOQ.ca proposait 75 balados différents. «Nous sommes présentement à la recherche de formats courts sur la gastronomie et la musique», annonce William Maurer. Avis aux intéressés!

Les balados, documentaires ou de fiction, peuvent avoir une longue durée de vie. «Certains épisodes de balados sur le cinéma, l’humour ou même la musique sont téléchargés une centaine de fois chaque mois même s’ils ont été lancés il y a plusieurs années», révèle William Maurer. On observe le même phénomène avec certaines émissions de radio, désormais davantage écoutées en baladodiffusion qu’en diffusion en direct. Non seulement les balados vieillissent bien, mais ils inspirent de plus en plus d’autres projets sous différentes formes, comme ce fut le cas pour Dirty John (Los Angeles Times/Wondery), adapté en série télé par Bravo et repris par Netflix. «La radio a toujours été éphémère par définition, mais avec le balado, on produit désormais des contenus pérennes», se réjouit Martin Girard.