Les femmes ayant vécu des formes de violence – conjugale, sexuelle, exploitation sexuelle – réclament des changements en profondeur au sein du système judiciaire, notamment de meilleures relations avec ses acteurs, en particulier les forces policières et les procureurs. C’est l’une des principales conclusions de l’étude «Femmes victimes de violences et système de justice criminelle: expériences, obstacles et pistes de solutions». Cette recherche exploratoire, la première du genre au Québec, porte sur le parcours de femmes ayant subi de la violence à toutes les étapes du processus judiciaire.
Les dénonciations engendrées par le mouvement #MoiAussi ont remis à l’avant-plan la confiance minée des femmes victimes de violence envers le système de justice. «Plusieurs femmes hésitent à porter plainte de crainte de ne pas être prises au sérieux», souligne la professeure du Département des sciences juridiques Rachel Chagnon, qui a participé à l’étude avec sa collègue Myriam Dubé, de l’École de travail social. «Pour aller au-delà des anecdotes et des accidents de parcours, nous avons documenté le parcours de femmes victimes de violence, ce qui n’avait pas été fait jusqu’à maintenant», note la directrice de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF).
Des entrevues individuelles et de groupe ont été réalisées avec 52 femmes âgées de 18 ans et plus, vivant dans 10 régions du Québec et provenant de différents milieux socio-économiques. Toutes avaient vécu au moins une forme de violence, physique ou sexuelle. Parmi ces femmes, 14 n’avaient pas porté plainte, 19 avaient vu leur plainte rejetée et 19 avaient cheminé dans le système judiciaire au moins jusqu’à l’enquête préliminaire. «Nous avons recueilli un éventail diversifié de témoignages, de la mère de famille à la travailleuse du sexe», note Rachel Chagnon.
«Pour aller au-delà des anecdotes et des accidents de parcours, nous avons documenté le parcours de femmes victimes de violence, ce qui n’avait pas été fait jusqu’à maintenant.»
Rachel Chagnon,
professeure au Département des sciences juridiques
L’étude a été menée par une équipe formée de chercheurs universitaires et de chercheuses associées à des organismes communautaires: le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, le Regroupement québécois des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) et la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle. Coordonné par le Service aux collectivités de l’UQAM, le projet a bénéficié du soutien financier du Fonds d’aide aux victimes d’actes criminels du ministère de la Justice du Québec, de Trajetvie (Trajectoires de violence conjugale et de recherche d’aide) et du Réseau québécois en études féministes (RéQEF).
Porter plainte
Plusieurs motifs peuvent inciter les femmes à ne pas porter plainte, indique la recherche. «Dans la majorité des cas, l’expérience avec les forces policières, qui reçoivent les plaintes, s’avère négative, dit Rachel Chagnon. Les femmes ne se sentent pas écoutées ou crues. Dans certains cas, des policiers posent des questions sur le passé sexuel des femmes ou leurs demandent de quelle façon elles étaient habillées au moment de l’agression. Ce n’est pas le rôle de la police de construire la preuve, mais celui de la défense.»
L’expérience du système de justice chez les femmes ayant bénéficié d’un soutien de la part de leur entourage – famille et amis – est plus souvent positive que celle des femmes laissées à elles-mêmes, précise la chercheuse. Cependant, même les femmes qui ont déclaré être généralement satisfaites de leur parcours ont affirmé qu’elles ne recommenceraient pas la démarche si elles se retrouvaient à nouveau dans une situation similaire.
Les impacts des violences sur la santé physique et mentale des femmes et ceux associés au processus judiciaire lui-même pèsent lourd sur la décision de porter plainte ou non. «Ce qui est éprouvant pour les femmes, c’est le système lui-même, notamment le fait qu’elles doivent répéter leur histoire à plusieurs intervenants différents», souligne la professeure.
«Rendre les femmes responsables de leur agression, minimiser la gravité de l’acte et de ses conséquences, et sous-estimer la dangerosité de l’agresseur comptent parmi les principaux problèmes auxquels il faut s’attaquer.»
L’étude montre que les femmes se posent plusieurs questions sur le processus judiciaire: Qu’est-ce qui constitue un crime? Qu’est-ce qui peut être considéré comme une plainte? Les femmes peuvent-elles être accusées en retour par leur présumé agresseur? «Il est important que les procureurs prennent le temps d’expliquer aux femmes l’ensemble du processus et des démarches, ce qui n’est pas toujours le cas», observe Rachel Chagnon.
Principales recommandations
Améliorer l’accueil et l’accompagnement
Lors de l’accueil de la plainte, les femmes témoignent de l’impact positif que les policiers peuvent avoir s’ils sont ouverts et les accompagnent dans leurs choix. Elles proposent davantage d’accompagnement par des intervenants sociaux afin de travailler en amont avec les acteurs judiciaires.
Former les acteurs judiciaires
Les participantes soulignent la nécessité de former les acteurs judiciaires sur les violences à l’égard des femmes afin de favoriser un accueil et une approche adaptés aux besoins des femmes, facilitant ainsi leur cheminement au sein du système de justice. Cette formation devrait tenir compte de la trajectoire de vie des femmes en lien avec la victimisation, des contextes d’émergence de la violence, de ses manifestations au sens de la loi et de ses conséquences.
Pour des interventions policières adaptées
Les participantes insistent sur l’importance d’expliquer leurs droits aux femmes, afin qu’elles disposent de toutes les informations nécessaires avant de décider de porter plainte ou non. Elles demandent que des ressources d’aide spécialisées soient disponibles pour les femmes, même si celles-ci ne souhaitent pas porter plainte dans l’immédiat.
Les femmes souhaitent une réaction rapide des forces policières et de l’appareil judiciaire en cas de bris de conditions.
Bien que des interventions de femmes policières aient été perçues négativement par certaines répondantes, d’autres ont avancé l’idée d’avoir au moins une femme présente lors des interventions policières, ce qui pourrait faciliter le dévoilement des actes violents. Cette intervenante ne serait pas nécessairement une policière, mais une personne qui s’y connaît en violences à l’égard des femmes.
Préjugés et stéréotypes
Les participantes à l’étude déplorent les préjugés et le manque de connaissances des acteurs judiciaires concernant les différentes formes de violence et leurs conséquences. «Notre système judiciaire est encore peu porté sur l’auto-examen, surtout en ce qui concerne l’influence des préjugés et des stéréotype sexistes sur ses propres acteurs, policiers, avocats et procureurs», dit la professeure.
Les participantes relèvent les bris de conditions par les agresseurs et l’absence de sanctions conséquentes à ces manquements. Certaines témoignent de lacunes dans les suivis avec l’enquêteur et dans l’encadrement des agresseurs, ce qui affecte leur sentiment de sécurité. La peur de représailles, après quelques mois d’emprisonnement d’un agresseur, constitue aussi une importante source d’inquiétude.
«Rendre les femmes responsables de leur agression, minimiser la gravité de l’acte et de ses conséquences, et sous-estimer la dangerosité de l’agresseur comptent parmi les principaux problèmes auxquels il faut s’attaquer», affirme Rachel Chagnon.
Le processus d’enquête, entre le signalement d’une agression et l’ouverture du procès, peut s’étaler sur plusieurs mois, voire quelques années, sans compter les nombreuses remises de procès. «Le système de justice manque de ressources et est mal financé, remarque la chercheuse. En même temps, les procureurs subissent beaucoup de pressions, surtout depuis l’arrêt Jordan, pour traiter et fermer rapidement les dossiers, faisant en sorte que les femmes se sentent bousculées.»
«Il ne s’agit pas de renverser les règles de preuve ou de mettre fin à la présomption d’innocence, mais d’accroître la sensibilisation et la formation des acteurs du système judiciaire pour qu’ils acquièrent une meilleure compréhension du phénomène de la de violence envers les femmes.»
Pistes de solutions
Le premier contact entre les femmes et les différents acteurs judiciaires (policiers, enquêteurs, procureurs) est primordial pour que celles-ci se sentent soutenues dans leurs démarches. Selon les participantes, une attitude respectueuse et compatissante peut avoir autant d’importance qu’un bon déroulement des procédures en ce qui concerne l’appréciation de leur cheminement dans le système. Se faire expliquer que porter plainte fait partie des options, et ce, sans faire l’objet de jugements, est apprécié par les femmes. Des participantes ont également salué le fait que certains policiers les aient aiguillées vers des ressources spécialisées en matière de violence envers les femmes (maisons d’hébergement, CALACS) ainsi que l’approche et le soutien des équipes policières spécialisées en violences.
Rachel Chagnon plaide en faveur d’un meilleur accompagnement des femmes, tout au long du processus judiciaire. «Les Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVACS), relevant du ministère de la Justice, répondent aux questions des femmes et leur apportent un soutien logistique et administratif, mais ils ne leur offrent pas un appui affectif et psychologique, comme le font les organismes communautaires, dit-elle. Malheureusement, ces derniers sont sous-financés et fonctionnent déjà à plein régime.»
L’enjeu est d’ordre systémique et social, soutient la professeure. «Il ne s’agit pas de renverser les règles de preuve ou de mettre fin à la présomption d’innocence, mais d’accroître la sensibilisation et la formation des acteurs du système judiciaire pour qu’ils acquièrent une meilleure compréhension du phénomène de la violence envers les femmes. Malgré tous les efforts déployés pour changer nos rapports sociaux de sexe, nous continuons de faire face à une violence genrée: 80 % des victimes sont des femmes et 90 % des agresseurs sont des hommes.»