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Ouvrir la voix d’Amandine Gay

Après avoir connu le succès en France, le documentaire de l’étudiante en sociologie sort en salle à Montréal.

Par Marie-Claude Bourdon

6 février 2018 à 14 h 02

Mis à jour le 6 février 2020 à 14 h 02

Série Tête-à-tête
Rencontre avec des diplômés inspirants, des leaders dans leur domaine, des innovateurs, des passionnés qui veulent rendre le monde meilleur.​

Amandine Gay donne la parole à 24 femmes afro-descendantes (toutes éduquées, allumées, certaines artistes et militantes) vivant en France et en Belgique. Photo: Nathalie St-Pierre

Ouvrir la voix, le documentaire écrit et réalisé par Amandine Gay, est un film indépendant. La réalisatrice, qui termine une maîtrise en sociologie à l’UQAM, se réclame du Guerilla filmmaking Manifesto du cinéaste noir Melvin Van Peebles. Produit à compte d’auteur, sans aucune aide des institutions, son film (réalisé en France, d’où elle est originaire) a fait son chemin jusque dans les salles grâce à la ténacité de sa créatrice et à sa capacité à tenir tous les rôles, de scénariste à attachée de presse, en passant par réalisatrice, productrice et distributrice. Projeté en première canadienne lors des Rencontres internationales du documentaire de Montréal, en novembre, le film a remporté le prix du public. Après un lancement en France couronné de succès, avec des articles autant dans Paris Match que dans les Cahiers du cinéma et Télérama, le film sort en salle à Montréal le 9 février.

Ouvrir la voix donne la parole à 24 femmes afro-descendantes (toutes éduquées, allumées, certaines artistes et militantes) vivant en France et en Belgique. Filmées en gros plan, elles s’expriment sur leurs réalités sans qu’aucun commentaire d’expert ou même aucune narration ne vienne s’interposer entre elles et le spectateur. Commençant avec leur expérience de petites filles découvrant le racisme pour se terminer avec leurs visions de l’avenir, le film raconte avec beaucoup de simplicité et d’authenticité, mais aussi de profondeur et d’humour comment elles vivent le fait d’être noires dans un monde blanc.

«C’est le film que j’aurais voulu voir quand j’étais adolescente», confie Amandine Gay, qui s’est lancée dans l’aventure de ce documentaire parce qu’elle n’en pouvait plus des images de femmes noires que les médias français lui renvoyaient. Car avant d’être réalisatrice, l’étudiante était comédienne et scénariste. «Comme comédienne, on ne m’offrait que des rôles stéréotypés, raconte-t-elle. Et quand j’essayais de mettre des personnages de femmes noires qui n’étaient pas stéréotypés dans mes scénarios, on me les refusait systématiquement!»

Casser le moule

Pour casser le moule, Amandine Gay a décidé de faire son propre film, avec ses propres moyens. Non pas une fiction, trop chère,  mais un documentaire qui montrerait les femmes noires telles qu’elles sont, telles qu’elle les connaît, telles que celles qui l’entourent. «J’ai décidé de le faire le jour où un producteur à qui j’avais proposé une histoire avec une femme noire sommelière et lesbienne m’a dit que ça ne passerait jamais en France, rapporte-t-elle. Il m’a dit, carrément, que ça n’existait pas. Or, moi-même je suis noire, je me définis comme pansexuelle et j’ai déjà été gérante d’un bar! Je me suis dit qu’il fallait que je fasse ce film pour lui prouver que j’existe, que des femmes noires comme moi, ça existe!»

Les femmes qui prennent la parole dans Ouvrir la voix subissent aussi cet enfermement dans les images convenues. Plusieurs évoquent le stéréotype sexuel de la femme noire perçue comme une tigresse au lit, comme une femme à l’érotisme déchaîné. «La première fois que j’ai entendu ça, j’avais 16 ans et j’étais vierge!», raconte une des  jeunes femmes, soulignant le ridicule du cliché.

Le stéréotype, c’est aussi celui de l’échec scolaire: une élève brillante qui rêve de grandes écoles se fait diriger vers une voie de garage par l’orienteuse scolaire. Ou celui de la délinquance. «Chaque fois qu’un Noir fait une bêtise, on a toujours l’impression que ça va nous retomber dessus!, confie une des jeunes femmes. Quand un Blanc fait une bêtise, les Blancs ne se disent pas ça!»

La norme blanche

Le film offre de touchantes réflexions sur la représentation de soi dans un monde où les critères de beauté, les formes corporelles, la couleur de peau et le style capillaire sont définis en fonction de la norme blanche, où tous les modèles que renvoient les livres d’enfants, les magazines ou le cinéma se conforment à cette norme. Plusieurs jeunes femmes confient avoir rêvé de cheveux qui volaient au vent. Elles parlent de leur difficulté à accepter leurs cheveux crépus, de la pression pour défriser leur chevelure. Si la plupart revendiquent aujourd’hui leur coiffure afro, nombreuses sont celles qui évoquent la nécessité de se «déguiser» pour chercher un emploi ou un appartement, l’obligation, inculquée par leurs parents, de se rendre invisibles pour se fondre dans la culture majoritaire.

Si on lui fait remarquer que les jeunes femmes qu’elle montre dans son film ne sont pas représentatives des femmes noires en France, Amandine Gay s’empresse de retourner la question. «Est-ce qu’on demande aux Blancs de faire des films représentatifs de toute la société? demande-t-elle. Est-ce qu’on reproche aux films français de ne montrer, la plupart du temps, que des drames bourgeois dans de beaux appartements parisiens?  Pourquoi, parce je suis noire, serais-je responsable de représenter toute ma race?»

Tout en abordant de front les questions du racisme et du sexisme, Amandine Gay se montre soucieuse de ne pas contribuer à entretenir ces processus d’essentialisation. «Les Noirs en France ont une expérience commune de la discrimination dans un contexte majoritaire blanc, avec le lot de stéréotypes qui est y attaché, dit-elle. Mais au sein des communautés noires, il y a aussi des rapports de classe, il y a toute la question du colorisme – qui est plus foncé, moins foncé, qui a les cheveux plus crépus, moins crépus –, et il y a des rapports liés au genre ou à l’orientation sexuelle. Le film parle de tout cela.»

Entre la France et le Québec

Le film sort en salles à Montréal le 9 février.

L’expérience des jeunes femmes qu’elle a filmées en région parisienne résonne au Québec, particulièrement en ce qui a trait aux questions touchant l’intime et la représentation de soi, les origines (ici, comme en France, les femmes noires, même de troisième génération, se font systématiquement demander «d’où elles viennent»…) ou la discrimination dans l’orientation scolaire, observe Amandine Gay. «Par contre, dit-elle, il y a des choses très différentes. Par exemple, le terme communautarisme, en France, stigmatise la volonté des communautés de vivre en accord avec leurs origines et leur culture. Au contraire, le modèle québécois ou canadien d’interculturalisme ou de multiculturalisme accepte que chacun ait sa communauté.»

Durant son parcours à l’UQAM, Amandine Gay a collaboré avec des membres de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) à plusieurs reprises, entre autres sur la question de l’afroféminisme. Une projection de son film, suivie d’une discussion, a d’ailleurs eu lieu à l’IREF en mars dernier. Boursière du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), elle a aussi été nommée personnalité 2e et 3e cycle de l’année en 2017, remportant une bourse de 2000 dollars des Services à la vie étudiante.

Prochain film: l’adoption internationale

Grâce au succès obtenu par Ouvrir la voix, la réalisatrice, qui a fondé sa propre boîte de production, Bras de fer, a trouvé un coproducteur pour son prochain documentaire. Ce nouveau film, dont le synopsis est déjà écrit, traitera de l’adoption, un sujet qui lui tient à cœur. Elle-même adoptée en France par des parents blancs, elle vient de déposer son mémoire de maîtrise sur l’adoption transraciale. Louis Jacob, professeur au Département de sociologie, et Anne-Marie Piché, professeure à l’École de travail social, qui a mis sur pied un cours sur l’adoption internationale,  l’ont codirigée. Le film comparera la situation de l’adoption internationale à travers quatre personnages de personnes adoptées au Québec et ailleurs dans la Francophonie.

Vivant en alternance des deux côtés de l’Atlantique, Amandine Gay a l’intention de s’installer au Québec dès qu’elle obtiendra sa résidence permanente.  Elle ne ferme pas la porte aux études doctorales («Je viens de terminer mon mémoire, alors je m’offre une pause, mais j’adore la recherche, cette période où l’on s’accorde le temps de lire et de réfléchir», dit-elle avec enthousiasme) et elle compte aussi renouer avec sa carrière de comédienne. «Quand je ferai des films de fiction, je m’écrirai des rôles!» affirme-t-elle en éclatant de rire.

Ouvrir la voix sera présenté à partir du 9 février en version originale française à la Cinémathèque québécoise et en version sous-titrée en anglais au Cinéma du Parc. Deux projections suivies d’un débat sont programmées à 19 h, au Cinéma du Parc, et à 20h15, à la Cinémathèque, le vendredi 9 février.