
Le phénomène des cord cutters – ces jeunes qui décident d’abandonner les services de câblodistribution ou de ne jamais y souscrire lorsqu’ils quittent la maison familiale – est bien documenté depuis quelques années. Ces consommateurs comptent principalement sur Internet pour leur divertissement vidéo sur leurs appareils connectés. Ils apprécient pouvoir regarder leurs contenus favoris où et quand ils le veulent, au rythme qu’ils choisissent, de manière individuelle. «Devant la popularité de Netflix, dont le contenu francophone laisse à désirer, on se demande si les jeunes d’aujourd’hui consomment des séries québécoises», note Christine Thoër. La professeure au Département de communication sociale et publique s’est intéressé au phénomène avec sa collègue Florence Millerand, l’assistante de recherche Sophie Le Berre et la doctorante Nina Duque. Leur projet s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche financé par le CRSH auquel participent également les professeurs Pierre Barrette, Serge Proulx, Judith Gaudet et Joseph Lévy.
En décembre dernier, une étude menée conjointement avec le CEFRIO, Radio-Canada, Télé-Québec et Vidéotron, a permis d’obtenir un portrait de la progression du visionnement connecté pour toutes les tranches d’âge au Québec. «Les jeunes de 19 à 25 ans sont de loin ceux qui consomment le plus d’émissions, de séries télévisées ou de films en mode connecté», révèle Christine Thoër. Sur les 502 répondants de cette tranche d’âge, 80 % regardent du contenu en ligne et 68 % consomment plus spécifiquement des séries sur leur ordinateur (79 %) ou sur leur téléphone (48 %).
Il ne s’agit pas d’un loisir occasionnel, car 53 % des jeunes affirment visionner des séries en ligne chaque jour. «Nous avons été surpris de découvrir que 49 % des 19-25 ans regardent “toujours” ou “la plupart du temps” des contenus en français», souligne la chercheuse. Parmi les séries regardées au cours du mois précédant l’enquête, on retrouvait The Walking Dead (17 %), Unité 9 (14 %), et Game of Thrones (12 %). Les cinq séries québécoises les plus regardées étaient Unité 9, District 31, Rupture, Barmaids et Mémoires vives.
Visionnement en famille
Pour comprendre davantage les comportements de visionnement, les chercheuses ont effectué des entretiens semi-dirigés avec 15 jeunes de 19 à 25 ans entre janvier et avril derniers. Neuf d’entre eux habitaient encore chez leurs parents et six vivaient soit en colocation ou avec un conjoint. Tous possédaient un compte Netflix et trois un compte Tou.tv. Sept des neuf qui habitaient chez leurs parents profitaient d’un abonnement au câble. L’ordinateur portable (11), la télévision connectée ou l’ordinateur fixe (2) et le téléphone cellulaire (2) étaient les principaux modes de visionnement connecté.
«Les jeunes qui habitent chez leurs parent ou qui leur rendent visite régulièrement regardent des séries québécoises en famille. Ce sont les parents qui syntonisent ces séries et les jeunes se font prendre au jeu, certains poursuivant même le visionnement en mode individuel par la suite.»
Christine Thoër
Professeure au Département de communication sociale et publique
L’étude révèle que l’attachement aux contenus québécois comporte une dimension sociale. «Les jeunes qui habitent chez leurs parent ou qui leur rendent visite régulièrement regardent des séries québécoises en famille. Ce sont les parents qui syntonisent ces séries et les jeunes se font prendre au jeu, certains poursuivant même le visionnement en mode individuel par la suite», note Christine Thoër.
Les amis influencent également le choix de regarder ou non des séries québécoises. «Comme c’est le cas avec les membres de leur famille, cela devient un sujet de discussion entre amis», ajoute-t-elle. Cet hiver, par exemple, le succès de la série Fugueuse a incité 13 des 15 répondants de l’étude à y jeter un œil. «Les jeunes soulignent aussi que leur attachement aux séries québécoises est ancré dans leur enfance en raison des émissions qu’ils regardaient à Vrak.tv ou à Télé-Québec.»
On aime parce que…
Dans un discours qui s’apparente à celui portant sur la consommation locale, les jeunes interrogés par les chercheuses se disent fiers de regarder et d’encourager des productions québécoises. Même si l’anglais ne leur pose pas de problème – ils suivent plusieurs séries en langue originale, avec ou sans sous-titres – le fait de pouvoir regarder une série en français sans doublage, avec l’accent québécois, constitue un attrait non négligeable.
À l’instar de la langue, les référents québécois et les éléments de localisation participent à la mise en place d’un «réalisme fictionnel» qui favorise l’engagement des jeunes envers les séries québécoises. «Plusieurs répondants – qui étaient tous Montréalais, précisons-le – ont souligné qu’ils aiment reconnaître les lieux fréquentés par les personnages dans les séries québécoises. Ce sont parfois des endroits qu’ils fréquentent et cela contribue à leur adhésion», souligne Christine Thoër.
«Là où une série américaine leur présente une héroïne aux moyens financiers illimités, la série québécoise misera sur une jeune femme débrouillarde qui fait face à l’adversité de belle façon.»
Les jeunes apprécient aussi les acteurs québécois. «Les personnages de jeunes femmes fortes ont une résonance particulière auprès des jeunes téléspectatrices, mentionne la professeure. Elles s’y identifient davantage en raison de la proximité culturelle et du réalisme des intrigues. Là où une série américaine leur présente une héroïne aux moyens financiers illimités, la série québécoise misera sur une jeune femme débrouillarde qui fait face à l’adversité de belle façon.»
L’une des répondantes, Lauralie, 23 ans, donne l’exemple de la série Les Simone. «C’est quelqu’un qui fait un bac en comptabilité, elle ne trippe pas, elle décide de changer sa vie. Je reconnais beaucoup de mes amies…», souligne-t-elle.
On aime moins parce que…
Certains éléments des productions québécoises rebutent toutefois les jeunes. Ceux-ci jugent, par exemple, que les acteurs sont souvent les mêmes d’une production à l’autre et qu’ils sont peu représentatifs de la diversité culturelle québécoise.
Le manque de variété quant aux types de séries produites ici, ou aux thématiques abordées, constitue également un motif de non attachement pour certains. «On est souvent dans les séries dramatiques et il y a peu de séries d’action produites au Québec, reconnaît Christine Thoër. Les jeunes souhaitent que les séries d’ici aient des thématiques plus innovantes, des trames narratives et des personnages plus complexes et des univers plus élaborés. À cet égard, ils disent avoir apprécié Série noire, Fugueuse et 19-2.»
Le plus gros frein à la consommation de séries québécoise demeure toutefois les dispositifs de visionnement connecté. «C’est la télévision et l’abonnement au câble des parents qui constituent le moyen le plus facile pour accéder aux contenus québécois, car l’accessibilité en ligne laisse à désirer», observe la chercheuse.
«Plusieurs se limitent à Netflix pour gérer l’abondance de séries, car la présentation du catalogue est conviviale. Malheureusement, les séries québécoises y sont peu présentes, et celles qui le sont ne sont pas facilement repérables.»
Les jeunes qui ont regardé la télévision câblée chez leurs parents ne sont pas plus enclins à s’y abonner une fois en appartement, poursuit-elle. Pour eux, il va de soi de s’abonner à Netflix, ou même à Tou.tv, mais pas à la câblodistribution. «Ils disent ne pas vouloir payer pour du contenu télévisuel “traditionnel”, alors qu’en réalité, la plupart des contenus sur Netflix proviennent de séries télé diffusées ailleurs dans le monde…», fait remarquer la professeure.
Quoi qu’il en soit, Netflix est devenu incontournable dans le paysage de visionnement connecté des 19-25 ans – 58 % d’entre eux l’utilisent. «Plusieurs se limitent à cette plateforme pour gérer l’abondance de séries, car la présentation du catalogue est conviviale, poursuit Christine Thoër. Malheureusement, les séries québécoises y sont peu présentes, et celles qui le sont ne sont pas facilement repérables.»
Les jeunes adultes apprécient les séries québécoises, résume la chercheuse. Ils souhaitent voir des séries plus complexes, et surtout, ils veulent que les plateformes québécoises soient plus conviviales. «Les diffuseurs doivent prendre acte de ces résultats et trouver des solutions pour s’adapter aux modes de visionnement connecté.» Groupe V (V), Bell Média (Canal Vie, Canal D, Z et Vrak), TV5 Québec Canada (TV5 et Unis TV) et l’Office national du film (ONF) offriront du contenu sur Tou.tv Extra, a annoncé Radio-Canada en mai dernier. «C’est un premier pas important vers le regroupement du contenu francophone sur une même plateforme numérique, mais il manquera encore les contenus de TVA. Il faut poursuivre les efforts», conclut Christine Thoër.