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Des milieux de travail toxiques?

Une étude lève le voile sur les causes de la souffrance enseignante dans les écoles du Québec.

Par Pierre-Etienne Caza

21 juin 2018 à 15 h 06

Mis à jour le 21 juin 2018 à 15 h 06

Photo: Getty Images

Les enseignants sont épuisés et nombreux à abandonner la profession, rapportent à intervalles réguliers les médias québécois. On attribue habituellement cette situation à la surcharge de travail occasionnée, entre autres, par l’intégration des élèves en difficulté dans les classes régulières. «La souffrance enseignante n’est pas qu’un phénomène lié à la charge de travail. C’est beaucoup plus complexe que cela», affirme la professeure du Département d’éducation et pédagogie Arianne Robichaud. La chercheuse mène une étude, financée par le FRQSC, qui donne la parole à une vingtaine d’enseignants du primaire et du secondaire de la grande région montréalaise qui ont accepté de témoigner de leur réalité quotidienne et de leurs rapports aux institutions telles que la direction de leur établissement, la commission scolaire et le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS).

Arianne Robichaud et son équipe (deux doctorants et quatre candidats à la maîtrise) ont procédé l’été dernier à une première ronde d’entrevues semi-dirigées au cours desquelles les enseignants (14 femmes et 6 hommes dont l’âge moyen était de 34,4 ans) ont fait état de symptômes qui concordent avec ceux relevés dans d’autres études: anxiété, stress élevé, problèmes de sommeil, sentiment de malaise au travail et dépression. «Le quart des enseignants de notre échantillon ont reçu un diagnostic de dépression depuis le début de leur carrière», précise-t-elle.

Arianne RobichaudPhoto: Émilie Tournevache

Le discours social dominant, rappelle la chercheuse, met de la pression sur l’individu pour qu’il performe au travail, et, ce faisant, lui impute l’entière responsabilité de ses problèmes: «Tu n’es pas assez fort pour ce rythme de travail», «Tu n’es pas fait pour ce travail», «Tu n’as pas la vocation». «C’est une culture individualiste de la performance qui me dérange, comme sociologue, car il y a forcément des impacts structuraux qui influencent la souffrance enseignante.»

Son équipe n’est pas la première à s’attarder à l’épuisement professionnel et à la souffrance enseignante, reconnaît-elle. «Mais donner la parole aux enseignants afin qu’ils décrivent leurs rapports avec les institutions qui encadrent leur travail n’avait pas été fait.» Les résultats préliminaires, prévient-elle, risquent de heurter certaines sensibilités.

Inutilité et impuissance

Les témoignages recueillis ont permis de relever trois problèmes ou sentiments répandus chez les enseignants. Le premier est une impression d’inutilité et d’impuissance au travail, liée à un manque d’autonomie. Après leurs études, les nouveaux enseignants ont des idéaux, une philosophie de l’enseignement qu’ils souhaitent mettre en pratique, explique la professeure. Ils sont motivés, mais ils expérimentent rapidement le choc de la réalité. «Ils s’aperçoivent qu’ils n’ont pas les ressources ni les moyens pour aider leurs élèves comme ils le voudraient et ils ne sentent pas qu’ils peuvent actualiser leur plein potentiel. Résultat: ils se sentent impuissants et incompétents face à leur charge de travail.»

«Les enseignants s’aperçoivent qu’ils n’ont pas les ressources ni les moyens pour aider leurs élèves comme ils le voudraient et ils ne sentent pas qu’ils peuvent actualiser leur plein potentiel.»

Arianne robichaud

Professeure au Département d’éducation et pédagogie

Le manque de ressources n’est pas le seul facteur: 65 % des enseignants interrogés affirment qu’ils ont un degré de liberté pédagogique moyen, faible ou très faible. «Ils n’ont même pas l’impression d’avoir le contrôle sur ce qui se passe dans leur classe et ils se sentent jugés et surveillés par la direction de leur établissement, déplore la chercheuse. Par exemple, la direction va renverser leur décision quand ils interviennent auprès d’un élève.»

La Loi sur l’instruction publique, rappelle Arianne Robichaud, précise que l’enseignant a le droit «de prendre les modalités d’intervention pédagogique correspondant aux besoins et aux objectifs fixés pour chaque groupe ou pour chaque élève qui lui est confié». Au fil des ans, des amendements à la loi ont imposé différentes mesures comme les projets éducatifs et les plans de réussite. Plusieurs enseignants estiment que cela sape leur autonomie professionnelle.

Les élèves sont rarement la source du problème, tient à souligner la chercheuse. «La relation que développent les enseignants avec les élèves les motive à poursuivre leur travail et constitue plutôt un facteur de protection.»

Problèmes relationnels

Tous les milieux de travail peuvent générer des conflits interpersonnels et l’école n’y fait pas exception. Sauf qu’on ne parle pas uniquement de légers désaccords, précise Arianne Robichaud, mais de harcèlement psychologique de la part de collègues ou de la direction de l’établissement, pourtant censée offrir un cadre de travail harmonieux. «L’école devrait être un milieu sain, un milieu d’acceptation et d’intégration sociale où l’on forme nos enfants. Personne ne veut entendre que c’est parfois un milieu hautement toxique pour ceux qui y travaillent. C’est pourtant le cas, même si c’est tabou d’en parler», juge-t-elle.

«Personne ne veut entendre que l’école est parfois un milieu hautement toxique pour ceux qui y travaillent. C’est pourtant le cas, même si c’est tabou d’en parler.»

La relation avec les parents peut aussi être conflictuelle, surtout lorsque ces derniers se perçoivent comme les clients de l’école et voient les enseignants comme des pourvoyeurs de services. «On se donne le droit de juger l’enseignant, de lui dire quoi faire et comment le faire, et rarement de manière diplomate», indique la chercheuse, qui précise toutefois que les parents ne sont pas la plus grande source de conflits menant à la souffrance enseignante. «Les problèmes proviennent principalement de la dynamique à l’intérieur de l’école», insiste-t-elle.

Manque de reconnaissance

Les enseignants souffrent également d’un manque de reconnaissance. La totalité de ceux qu’Arianne Robichaud a interrogés affirment être moyennement, faiblement, très faiblement ou nullement satisfaits de leur rapport au MELS, notamment en raison de leurs conditions de travail. Le constat est sensiblement le même par rapport à leur commission scolaire, ajoute la chercheuse. «Les enseignants ont l’impression d’être un numéro, rien de plus. C’est le propre de toute bureaucratie: le contact humain se perd à travers la paperasse et les exigences administratives. Il faut toutefois prendre conscience que ce manque d’humanité peut causer de la souffrance, laquelle nuit au système scolaire québécois.»

«C’est le propre de toute bureaucratie: le contact humain se perd à travers la paperasse et les exigences administratives. Il faut toutefois prendre conscience que ce manque d’humanité peut causer de la souffrance, laquelle nuit au système scolaire québécois.»

Les jeunes qui débutent dans le métier sont particulièrement amers envers leur commission scolaire, poursuit-elle. «Ils doivent courir les contrats, ils n’ont pas été préparés pour comprendre les règles d’embauche et les règles syndicales, et on les traite de manière cavalière, observe la professeure. Il faudrait peut-être songer à mieux les préparer lorsqu’ils sont encore à l’université.»

Une réalité à ne pas ignorer

Arianne Robichaud procédera à d’autres entrevues avec les mêmes répondants au cours des deux prochaines années. «Nous évaluerons s’il existe des différences homme-femme, des différences régionales et des différences selon l’origine des enseignants dans les manifestations de la souffrance», précise-t-elle.

La chercheuse reconnaît que les enseignants qui participent à son étude sont ceux qui ont quelque chose à dire, qui ont une souffrance à partager. «Nous ne pensons pas que tous les enseignants québécois vivent du harcèlement psychologique, mais ce que l’on a entendu témoigne d’un phénomène qui dépasse forcément notre échantillon», estime-t-elle.

Les membres des directions d’établissement souffrent aussi, suppose la professeure. «Si on les interrogeait, j’imagine qu’ils relateraient autant de conflits interpersonnels et d’impuissance. Voilà pourquoi nous nous gardons bien de pointer du doigt des “coupables”. Mais il faut arrêter de faire l’autruche et nommer les réalités vécues par les enseignants dans nos écoles.»