Pour certains enfants, tout est facile. Ils connaissent leurs forces et ils réussissent bien à l’école. D’autres savent qu’ils ont des difficultés et ils travaillent fort pour les surmonter. Il existe des cas plus complexes d’enfants qui ont un potentiel élevé, mais qui ne croient pas en eux. «C’est ce que l’on nomme l’illusion d’incompétence», explique la professeure du Département de psychologie Thérèse Bouffard, qui s’intéresse depuis quelques années aux biais d’auto-évaluation chez les enfants d’âge scolaire. Et il y a d’autres cas, beaucoup plus surprenants: ceux qui se pensent meilleurs que ne l’indiquent leurs tests d’habiletés mentales, et qui, à potentiel égal, réussissent effectivement mieux que les autres en français et en mathématiques!
Après avoir partagé à la télévision son étonnement d’avoir découvert que des enfants qui se surévaluent réussissent à mieux performer, Thérèse Bouffard a reçu des centaines de courriels d’adultes en colère! «Ils déploraient qu’on encourage les enfants à se trouver bons», raconte la professeure.
Éberluée par cette réaction aux relents judéo-chrétiens, elle a voulu sonder les parents et les enseignants de son échantillon. Elle leur a demandé: «Pour le devenir scolaire d’un enfant, est-ce mieux qu’il sous-évalue ses compétences ou qu’il les surévalue?» «Environ 50 % des adultes, parents comme enseignants, ont affirmé qu’il valait mieux sous-évaluer ses compétences, alors que la littérature scientifique indique exactement le contraire!», rapporte-t-elle.
Pour en être absolument certaine, elle a analysé de nouveau son échantillon en mettant côte à côte les mesures d’habiletés mentales, le sentiment de compétence et les résultats scolaires des enfants en français et en mathématiques. «Au primaire, ce sont les habiletés mentales qui prédisent un peu mieux le rendement scolaire que le sentiment de compétence, révèle-t-elle. Vers la fin du primaire, les deux indicateurs sont au coude-à-coude. À partir de la première année du secondaire, la mesure de perception de compétence prédit trois fois mieux le rendement scolaire que celle des habiletés mentales, et c’est ainsi pour tout le secondaire.»
À partir du moment où les enfants doivent travailler un peu plus fort dans leurs travaux et leçons, le sentiment de compétence est donc primordial. «Il arrive dans la vie de chaque enfant un moment où il vit un échec scolaire. Les enfants qui ont une mauvaise perception de leur compétence se décourageront, alors que les autres se retrousseront les manches», illustre la chercheuse.
L’illusion d’incompétence
C’est une recherche menée par Deborah Phillips, aujourd’hui professeure à l’Université Georgetown, à Washington, qui a ouvert la voie aux travaux de Thérèse Bouffard. «Elle a démontré ce qu’était l’illusion d’incompétence et nous avons voulu vérifier si on observait le même phénomène au Québec», raconte la professeure. Menée au début des années 2000 sur la Rive-Sud de Montréal auprès d’un échantillon de près de 1000 élèves du primaire, une première étude a permis de confirmer les résultats de la chercheuse américaine.
Thérèse Bouffard a évalué le sentiment de compétence de chaque enfant ainsi que leur potentiel intellectuel. «Nous utilisons des tests standardisés d’habiletés scolaires dont la maîtrise prédit très bien le rendement scolaire, explique-t-elle. Plus le potentiel intellectuel de l’enfant est élevé, plus on s’attendrait à ce qu’il ait une perception de compétence positive, renforcée par de bons résultats scolaires. Eh bien, ce n’est pas toujours le cas!»
«À partir de la première année du secondaire, la mesure de perception de compétence prédit trois fois mieux le rendement scolaire que celle des habiletés mentales, et c’est ainsi pour tout le secondaire.»
Thérèse Bouffard
Professseure au Département de psychologie
La chercheuse et son équipe distinguent trois groupes d’élèves. Le premier comprend les enfants qui se conforment au modèle attendu et dont la perception de compétence concorde avec leur potentiel intellectuel. Ce sont les «réalistes». Les «pessimistes» sont ceux qui vivent une illusion d’incompétence et qui sous-performent, comme l’avait noté Deborah Philiips. «On constate même souvent une dégradation de leur sentiment de compétence au fil des ans, ce qui a des répercussions catastrophiques sur leur cheminement scolaire», précise Thérèse Bouffard.
La professeure et son équipe ont été étonnées de découvrir l’existence du troisième groupe: les enfants en illusion de compétence, qui se surévaluent et réussissent mieux que les autres.
L’influence parentale
Afin de mieux comprendre comment se construit ce sentiment de compétence, Thérèse Bouffard s’est penchée sur l’influence parentale. Une deuxième étude longitudinale a été réalisée auprès de plus de 700 élèves de la Rive-Nord de Montréal, lesquels ont été suivis pendant neuf ans, de la quatrième année du primaire jusqu’à la fin du secondaire. Les résultats de cette étude, dont la première auteure est la diplômée Arielle Bonneville-Roussy (M.Sc. psychologie, 2010), ont été publiés l’an dernier dans Journal of School Psychology.
Thérèse Bouffard et son étudiante ont examiné plus spécifiquement deux dimensions: le sentiment d’efficacité personnel des parents (dans leur rôle de co-éducateur accompagnant l’enfant dans sa scolarité et sa motivation à apprendre), et le style d’éducation parental. «Tout n’est pas noir et blanc en matière de style d’éducation parental, mais certains sont plus autoritaires, tandis que d’autres favorisent davantage le dialogue», précise la chercheuse.
«Environ 50 % des adultes, parents comme enseignants, ont affirmé qu’il valait mieux sous-évaluer ses compétences, alors que la littérature scientifique indique exactement le contraire! »
Les résultats indiquent que les enfants dont les parents ont un sentiment d’efficacité personnel élevé ont plus de chance de se retrouver sur la trajectoire des élèves optimistes par rapport à leurs capacités d’apprentissage. L’inverse est vrai: les enfants de parents dont le sentiment d’efficacité parental est faible ont une probabilité plus élevée d’appartenir au groupe des pessimistes.
Les résultats concernant le style d’éducation parental sont moins tranchés, note la chercheuse. Les enfants de parents qui favorisent le dialogue et qui sont plus démocratiques dans leur approche tendent à se retrouver sur une trajectoire favorable, mais ce n’est pas aussi marqué qu’avec le sentiment d’efficacité parentale. Le style autoritaire, lui, n’est pas significatif dans l’équation.
Thérèse Bouffard s’est même intéressée au sentiment de compétence des parents lorsqu’ils avaient l’âge de leur enfant. «Nous avons observé une corrélation positive entre ce que les parents rapportent se souvenir de leur compétence lorsqu’ils étaient écoliers et ce que rapporte leur enfant aujourd’hui. C’est une espèce de transmission intergénérationnelle de la compétence!»
La pression parentale
Thérèse Bouffard et ses étudiantes se penchent actuellement sur le rôle de la pression parentale dans le sentiment de compétence des enfants. Les parents qui valorisent beaucoup la performance et qui ont des attentes élevées à l’égard de leur enfant n’ont pas nécessairement un impact négatif sur celui-ci, avance-t-elle. Ce serait même plutôt associé positivement au sentiment de compétence de l’enfant, qui décoderait cela comme un signe d’encouragement. «Là où ça pose problème, explique la professeure, c’est lorsque l’enfant estime que le soutien émotionnel de ses parents, leur amour pour lui, dépend de sa capacité à atteindre les objectifs de performance. Tant qu’il sait qu’il est aimé quoi qu’il advienne, la pression ne semble pas être un problème.»
Bien sûr, il n’y a pas que les parents qui influencent le sentiment de compétence de leurs enfants. «Le caractère de chaque enfant joue un rôle, ainsi que toutes les autres interactions significatives dans sa vie, notamment avec ses enseignants», conclut la professeure.