
Le discours sur la crise de la masculinité n’a rien de nouveau, nous apprend le professeur du Département de science politique Francis Dupuis-Déri dans son dernier ouvrage. Contrairement à ce que l’on pourrait croire – ou ce que l’on voudrait nous faire croire –, l’idée que les hommes sont en crise n’a pas émergé dans la foulée du mouvement féministe des années 1960. «La masculinité menacée, dépréciée, ridiculisée, la perte de repères et de modèles masculins est un sujet récurrent, qui fait couler l’encre depuis des siècles en Occident», affirme l’auteur de La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace (Éditions du Remue-Ménage).
Déjà, à l’époque de la Rome antique, une mobilisation des femmes contre une loi leur interdisant de conduire des chars fait réagir, raconte le professeur dans son livre. Selon le politicien Caton L’Ancien, les Romaines sont devenues tellement puissantes que l’indépendance des hommes est compromise à l’intérieur même de leur foyer, ridiculisée et foulée aux pieds en public! Pourtant, rappelle Francis Dupuis-Déri, les femmes de l’époque sont juridiquement soumises au père de famille, n’ont pas le droit de s’émanciper ni d’occuper une fonction publique. Comme il le démontre tout au long de son ouvrage, la crise de la masculinité est une affaire de perception, entretenue par un discours qui émerge chaque fois que les femmes tentent de s’émanciper.
Un discours misogyne
«Depuis toujours, le discours de la crise de la masculinité est fondamentalement misogyne», soutient le professeur. Ce discours, on l’entend en Europe à la fin du Moyen Âge, mais aussi lors de la Révolution française et au 19e siècle. Au 16e siècle, en Angleterre, des pièces de théâtre et des pamphlets dénigrent les courtisans efféminés qui se poudrent les cheveux tout en dénonçant les femmes aux cheveux courts portant le poignard. «Au Moyen Âge, la division sexuelle était beaucoup moins marquée, les femmes pouvaient garder leur nom et même le transmettre à leurs enfants, rappelle Francis Dupuis-Déri. À la Renaissance, en grande partie sous l’influence de l’Église, une conception beaucoup plus sexiste du monde va s’imposer. Et une façon de renforcer le pouvoir patriarcal, c’est de prétendre à une crise de la masculinité quand les femmes ne respectent pas le rôle qu’on leur attribue.»
Quelques siècles plus tard, Jean-Jacques Rousseau exprime sa panique au sujet de la féminisation de la culture et des arts. Selon le philosophe des Lumières, «les hommes ont sacrifié leur goût aux tyrans de leur liberté», les femmes! Dans la France révolutionnaire, on reproche à la reine Marie-Antoinette de manipuler à sa guise un roi efféminé. Du côté monarchiste, on accuse les républicaines d’être trop masculines. Résultat? La Révolution confisquera encore plus de pouvoir aux femmes, qui seront interdites de voter, de former des sociétés et même de se rassembler!
«Au 19e siècle, en France, en Angleterre, en Allemagne, alors que les femmes n’ont pas le droit de vote, pas le droit d’être dans la magistrature ou dans l’armée, pas le droit de garder leur nom ou d’avoir leur propre compte bancaire, un discours très fort accuse les femmes de se masculiniser et les hommes de se féminiser», souligne l’auteur. Dans les trois pays, la défense de la masculinité se croise avec des impératifs nationalistes et militaristes. Les femmes allemandes qui rejettent les jouets de guerre pour leurs garçons sont accusées d’élever des trouillards. En France, on se plaint que les femmes ne font pas assez d’enfants. Dans les professions qui sont des chasses-gardées masculines – celle du droit, notamment –, il suffit qu’une ou deux femmes fassent leur entrée pour que la panique s’installe.
Aux États-Unis, la déclaration de Seneca Falls, qui exige en 1848 des droits politiques pour les femmes, déclenche une avalanche d’articles s’inquiétant du sort des hommes. Plus tard, le mouvement contre le suffrage féminin craint l’«émasculation» de l’électorat. Le sport amateur et le scoutisme qui se développent au début du 20e siècle sont vus comme des réponses à la crise de la masculinité. Le terrain de football reste «le seul lieu où la suprématie masculine est incontestable», selon un journaliste de l’époque, et le scoutisme permettrait de «contrer les forces de la féminisation et [de] maintenir la masculinité traditionnelle», entre autres en éloignant les garçons de leur mère…
Qui a le pouvoir?
«Quand on fait une recherche sur la crise de la masculinité, on trouve des dizaines d’articles, dit le chercheur. Mais, dans la grande majorité des cas, soit le concept n’est pas vraiment défini, soit il porte sur des discours, des analyses de films ou de romans, par exemple. Et quand il s’agit d’enquêtes sur le terrain où l’on a interviewé des hommes, leurs témoignages sont rarement mis en contexte. Les hommes disent qu’ils sont en crise. D’accord, mais moi qui suis en science politique, ce qui m’intéresse, c’est de savoir qui a le pouvoir.»
Partout et à toutes les époques, souligne Francis Dupuis-Déri, on dénonce la montée en puissance des femmes et son corollaire, la crise de la masculinité, alors que les hommes sont tranquillement assis sur tous les postes de pouvoir dans la société, que ce soit le pouvoir politique, le pouvoir juridique, le pouvoir économique, celui de l’armée ou de la police.
À côté d’analyses intéressantes de la société bretonne et des Africains-Américains (un groupe aux prises avec une sévère crise de la masculinité prétendument causée par l’absence des pères et la domination des femmes), Francis Dupuis-Déri consacre une section au «matriarcat québécois». Celui-ci, rappelle-t-il, tirerait son origine de la Conquête (les hommes du Québec souffriraient d’un «syndrome du vaincu») et de notre passé de bûcherons partant au chantier tout l’hiver, laissant aux femmes la gouverne de la maisonnée, même si ces «matriarches» ne possédaient aucun pouvoir politique ou économique en dehors de leur cuisine.
«Est-ce que cela veut dire que les colons d’avant la Conquête, qui massacraient allègrement les autochtones, ne souffraient pas de problème de virilité? demande Francis Dupuis-Déri. Et si c’est la défaite face aux Anglais qui a causé le traumatisme des Québécois, comment expliquer la crise de la masculinité qui frappe aussi le Canada anglais, au point que des conférences où l’on s’interroge sur l’«obsolescence» des hommes attirent des milliers de personnes à Toronto?»
Un concept servi à toutes les sauces
Le concept de crise de la masculinité a été servi à toutes les sauces, démontre le chercheur. Le terrorisme, la guerre et même le génocide rwandais ont été expliqués par des théories basées sur la crise de la masculinité. À propos des attentats du 11 septembre 2001, on a évoqué les difficultés des jeunes hommes musulmans (à se trouver du travail, à trouver des épouses), qui ont pris pour cible un pays où les hommes souffraient aussi d’une crise de la masculinité.
«Ainsi, selon les auteurs, écrit Francis Dupuis-Déri, l’homme arabe ou musulman – la confusion semble peu importante – est soit castré ou superviril, et il attaque et envahit l’Occident soit parce qu’il est castré ou parce que l’homme d’origine européenne est castré. La thèse de la crise de la masculinité permet d’expliquer tout et son contraire, surtout quand il est question de phénomènes complexes comme l’immigration, le terrorisme, la guerre, etc.»
Francis Dupuis-Déri a récolté une partie de son matériel pour le cours Féminisme et anti-féminisme, dans lequel il développe, entre autres, une critique du discours contemporain de la crise de la masculinité que l’on retrouve également dans le livre. Le sujet n’est pas nouveau pour lui. En 2008, il avait codirigé avec la chargée de cours et doctorante Mélissa Blais (M.A. histoire, 2007) Le mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démasqué. Pourquoi avoir souhaité revenir sur la question? «Depuis des années, je souhaitais faire une monographie sur ce sujet, répond-il. Une monographie, c’est comme un marathon. Cela permet d’aborder des enjeux dont on peut difficilement traiter dans des articles ou des ouvrages en collaboration.»
Masculinisme et suprématisme
Les recherches qu’il a menées pour la rédaction de cet ouvrage l’ont conduit à faire des découvertes, entre autres sur les liens entre masculinisme, racisme et suprématisme. «Dans le discours suprématiste, il y a des notions qui aident à comprendre le masculinisme, souligne le professeur. Entre autres, la notion de pureté. Le discours sur la crise de la masculinité comporte toujours cette idée que l’autre sexe est une menace, un élément toxique qui amène une dégénérescence, qui plonge le masculin en crise et le mue en son contraire: le féminin.»
En conclusion, Francis Dupuis-Déri appelle – «avec d’autres hommes», mentionne-t-il – à une abolition de l’identité masculine, dans la mesure où cette identité est d’abord politique et sert à maintenir l’hégémonie des hommes sur les femmes. Selon lui, «les hommes ne sont pas en crise, mais ils font des crises, réellement, au point de tuer des femmes», trop souvent, quand leur pouvoir est menacé. Or, il souhaite une crise de la masculinité véritable, qui ferait éclater ce discours de la domination qu’est la volonté de préserver l’identité masculine.
Le lancement de l’ouvrage aura lieu à la librairie L’Euguélionne, sur la rue Beaudry, le mercredi 18 avril, à 17 heures.