À l’été 2015, Thomas Lafontaine (M.A. science politique, 2011; M. A. études littéraires, 2016) assiste à l’assemblée générale de l’Observatoire de l’humour, qui réunit des humoristes et des universitaires. Au moment où il annonce son intention d’organiser chaque mois une soirée de stand-up sans blagues sexistes, racistes et homophobes, plusieurs personnes éclatent de rire. «Ça ne sera pas drôle ton affaire», lui lance un participant. «J’ai compris alors toute la difficulté de sortir des ornières d’un certain type d’humour», dit le double diplômé.
Celui qui est édimestre à Radio-Canada depuis un peu plus d’un an croit en la possibilité de pratiquer un humour dit émancipateur, libéré des stéréotypes offensants, qui soit critique à l’égard des rapports de pouvoir dans la société, qui confronte au lieu de conforter. C’est ce qu’il a voulu démontrer dans sa recherche «Le stand-up comme espace de résistance et de transformation», menée sous la direction de la professeure du Département d’études littéraires Lori Saint-Martin, qui lui a valu l’un des prix du meilleur mémoire de maîtrise 2016-2017 en études féministes.
On doit prendre l’humour au sérieux, affirme Thomas Lafontaine. «Ce n’est pas un divertissement inoffensif et sans conséquence. Comme la littérature, l’humour a un impact sur la société. Pour les besoins de mon mémoire, j’ai assisté pendant six mois à de nombreux spectacles à Montréal dans lesquels la plupart des humoristes tenaient souvent des propos à connotation sexiste ou raciste. Au Québec, quelques humoristes seulement, comme Adib Alkhalidey, Mariana Mazza, Guillaume Wagner et les Zapartistes, tentent de sortir des sentiers battus en présentant un point de vue critique sur les plans social et politique.»
Ces dernières années, le nombre d’études sur l’humour n’a cessé de croître, ici comme ailleurs, rappelle le diplômé. Fondé au Québec en 2011, l’Observatoire de l’humour développe et diffuse des recherches sur ce phénomène omniprésent dans le but de mieux comprendre sa place et ses fonctions dans la société. L’été dernier, le congrès annuel de l’International Society for Humor Studies (ISHS) a eu lieu pour la première fois au Canada, dans les locaux de l’UQAM.
L’art du stand-up
Thomas Lafontaine s’est intéressé au stand-up, une forme particulière d’humour qui a été peu étudiée jusqu’à maintenant. «Apparu au milieu des années 1950 aux États-Unis, le stand-up est un art en soi, dit-il. Il se caractérise par de courts monologues non improvisés, livrés sur un ton familier devant public.»
Dans le cadre de son mémoire, le diplômé a analysé le travail de trois humoristes américains qui pratiquent le stand-up en prenant pour cible les structures de pouvoir et de domination dans la société. Bisexuelle, Margaret Cho est une actrice, scénariste et réalisatrice d’origine coréenne qui s’est engagée en faveur des droits des membres de la communauté LGBTQ. D’origine indienne, l’acteur et réalisateur Hari Kondabolu s’attaque aux injustices et se moque des stéréotypes racistes, alors que Chelsea Peretti s’est fait connaître pour ses prises de position féministes. Devenues des personnalités médiatiques, ces trois humoristes ont fait de la scène, de la télé, du cinéma et de la musique. «Ils se sont tous inspirés d’humoristes ayant œuvré sur la côte ouest américaine à la fin des années 1950 et au début des années 1960, tels que Lenny Bruce, Dick Gregory et Mort Sahl, qui privilégiaient le commentaire social et la satire politique», souligne Thomas Lafontaine.
Si les monologues de Margaret Cho, Chelsea Peretti et Hari Kondabolu ont souvent un contenu éditorial, ils cherchent d’abord à faire rire, note le diplômé. «La force persuasive de leurs numéros réside dans l’humour et non dans le message politique. En d’autres termes, la démarche politique demeure subordonnée à l’écriture humoristique. Après tout, la mission première de l’humoriste est d’être drôle.»
Renverser les stigmatisations
Thomas Lafontaine déplore le fait que l’humour traditionnel participe à la stigmatisation des groupes sociaux les plus vulnérables, comme les assistés sociaux, les personnes handicapées et celles appartenant à des minorités sexuelles et visibles.
Margaret Cho, Chelsea Peretti et Hari Kondabolu procèdent, au contraire, à un renversement des stigmatisations, indique le diplômé. «Ce ne sont plus les femmes, les personnes racisées ou les homosexuels qui sont visés, mais la misogynie, le racisme et l’homophobie.» Margaret Cho et Chelsea Peretti, par exemple, font de nombreuses blagues sur le sexisme ordinaire, celui qui se manifeste au jour le jour à travers des mots, des gestes et des comportements qui infériorisent ou marginalisent les femmes.
Stratégies d’écriture
Les trois humoristes utilisent des procédés d’écriture peu répandus, qui ne sont pas enseignés à l’École nationale de l’humour, note le diplômé. «Adoptant un rythme plus lent que celui de la plupart des stand-up, ils ont recours à de longues prémisses dont la fonction est de faire partager au public les référents nécessaires à la compréhension de leurs blagues.»
Sans adopter une posture explicitement revendicatrice, leur humour s’ancre dans le quotidien en se nourrissant d’anecdotes et d’expériences vécues afin de rendre visibles les ressorts des systèmes de pouvoir – représentations sociales, normes morales, privilèges économiques – qui façonnent les relations et les mentalités. «Margaret Cho pratique un humour confessionnel inspiré de ses propres expériences, notamment de sa vie sexuelle. L’humour de Chelsea Peretti est à la fois politique et absurde. Quant à Hari Kondabolu, ses monologues sont basés sur l’observation de scènes de la vie quotidienne, éclairées par un regard sociologique.»
Il est difficile d’évaluer le potentiel transformateur de l’humour, reconnaît Thomas Lafontaine. «Cela dit, un humour émancipateur, comme celui pratiqué par Margaret Cho, Chelsea Peretti et Hari Kondabolu, peut contribuer à combattre les préjugés et les peurs, à alimenter la réflexion, voire à changer des mentalités. Quel que soit le mode dans lequel il est déployé, ce type d’humour mériterait d’être enseigné et pratiqué au Québec.»