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Darknet et suicide

Des sites de l’internet clandestin posent un risque pour les personnes suicidaires, révèle un article paru dans le Journal of Affective Disorders.

Par Marie-Claude Bourdon

4 décembre 2018 à 11 h 12

Mis à jour le 4 décembre 2018 à 13 h 12

Le doctorant en psychologie Carl Mörch est le premier auteur d’un article sur le sujet paru dans le Journal of Affective Disorders.Photo: Getty images

Si les médias ont déjà parlé de personnes qui avaient trouvé les moyens de se suicider sur le darknet, la question n’avait jamais été explorée dans la littérature scientifique. Une équipe de l’UQAM vient de combler cette lacune avec la parution d’un article dans le Journal of Affective Disorders. Le doctorant en psychologie Carl Mörch est le premier auteur de cet article, basé sur une recherche qu’il mène au Centre de recherche et d’intervention sur le suicide, enjeux éthiques et pratiques de fin de vie (CRISE), sous la direction du professeur Brian Mishara, avec une petite équipe incluant ses collègues doctorants Louis-Philippe Côté, Laurent Corthésy-Blondin et Léa Plourde-Léveillé ainsi que l’agent de recherche du Département de psychologie Luc Dargis.

Intitulé «The Darknet and Suicide», l’article lève le voile sur la nature et l’accessibilité de l’information sur le suicide disponible sur le darknet. «Sous la surface du web que nous utilisons tous les jours, il y a la toile profonde (deepweb ou deepnet), 500 fois plus volumineuse, explique Carl Mörch. Alors que le web de surface contient les sites publiquement accessibles, référencés par les moteurs de recherche usuels, c’est dans la toile profonde que sont stockées les données à usage restreint, comme les données bancaires ou les courriels, par exemple. Le darknet se situe à l’interface des deux.»  

Recherches anonymes

Pour accéder aux sites du darknet (ou internet clandestin), il faut utiliser des logiciels spécialisés. «Le réseau le plus connu du darknet est le TOR (The Onion Browser), précise le doctorant. Conçu par couches successives, comme un oignon, ce réseau permet à des internautes soucieux de leur anonymat de naviguer sans être repérés.» Il peut s’agir de criminels, mais aussi de militants des droits de la personne ou de simples utilisateurs du web cherchant à échapper à la surveillance dont nous sommes tous devenus l’objet.

On sait depuis longtemps que les personnes suicidaires utilisent internet. Le phénomène est d’ailleurs bien documenté dans la littérature scientifique. «En ce qui concerne le suicide, le web est une arme à double tranchant, note Carl Mörch. D’un côté, il peut servir d’outil de prévention. De l’autre, on peut y trouver de l’information pour passer à l’acte, d’où l’intérêt potentiel pour les personnes suicidaires de s’informer sur des réseaux qui permettent de le faire sans laisser de traces.»

« En ce qui concerne le suicide, le web est une arme à double tranchant. D’un côté, il peut servir d’outil de prévention. De l’autre, on peut y trouver de l’information pour passer à l’acte, d’où l’intérêt potentiel pour les personnes suicidaires de s’informer sur des réseaux qui permettent de le faire sans laisser de traces. »

Carl Mörch,

doctorant en psychologie

C’est dans ce contexte que le doctorant et ses collègues ont décidé d’investiguer le darknet, très peu exploré jusque-là par les chercheurs en psychologie. «Nous nous sommes dit que les criminologues et les informaticiens ne devaient pas être les seuls à s’y intéresser», dit Carl Mörch.

Pour mener son enquête, l’équipe a utilisé une grille conçue par des chercheurs américains (Biddle et al, en 2008 et 2016) qui avaient répertorié l’information sur le suicide disponible sur  le web de surface. À partir de neuf moteurs de recherche utilisés sur TOR, ils ont interrogé le réseau à l’aide de deux termes de recherche: «suicide» et «suicide methods», en retenant pour chaque moteur les 30 premiers résultats de recherche obtenus. «Plus de la moitié des résultats menaient à des sites non pertinents ou à des “erreurs 404” (pages qui ne sont plus accessibles), dit le doctorant, ce qui montre que les moteurs de recherche du darknet ne sont pas très performants.»

Peu de contenu “prosuicide”, mais un niveau de dangerosité élevé

On ne s’étonnera pas d’apprendre qu’aucun site de prévention du suicide ne se cachait dans les profondeurs de l’internet clandestin. «Ce qui est plus surprenant,  c’est le peu de contenu “prosuicide” que l’on a détecté par rapport à ce que l’on peut trouver facilement grâce à une simple recherche sur Google, indique Carl Mörch. Cela va à l’encontre de la légende du darknet comme jumeau diabolique du web.»

Par contre, les rares sites contenant de l’information “prosuicide” découverts par les chercheurs sur l’internet clandestin présentaient un niveau de dangerosité plus élevé que ceux qui peuvent être repérés à l’aide des moteurs de recherche usuels. «Quelques sites  étaient très actifs et contenaient de l’information beaucoup plus dangereuse et détaillée que ce qui se trouve sur le web de surface», note le doctorant.

« Quelques sites  étaient très actifs et contenaient de l’information beaucoup plus dangereuse et détaillée que ce qui se trouve sur le web de surface. »

Sur ces sites, les chercheurs ont pu lire des échanges entre utilisateurs discutant de façon précise de méthodes ou de substances qu’on peut utiliser pour se donner la mort. L’un de ces forums est aussi accessible sur le web de surface, précise Carl Mörch, mais on trouve son clone beaucoup plus facilement en utilisant les moteurs de recherche de l’internet clandestin. «Google et les autres grands moteurs de recherche sont devenus assez performants pour filtrer le contenu, dit-il. S’ils trouvent un site très “prosuicide”, ils vont le “mettre en page 20”.» Dans le jargon du web, explique le chercheur, cela veut dire que le site se retrouvera indexé à la toute fin des résultats de recherche… et donc introuvable pour la plupart des internautes, qui vont rarement plus loin que les deux premières pages de résultats.

Compte tenu du niveau de dangerosité des contenus que l’on retrouve sur l’internet clandestin, les intervenants dans le domaine de la prévention du suicide gagneraient à s’y intéresser, estime Carl Mörch. Ainsi, le chercheur souligne qu’il est relativement facile, pour les utilisateurs, d’acheter sur le darkmarket («le ebay du darknet») des drogues comme le fentanyl (le médicament à base d’opioïde qui a fait des milliers de morts au cours des dernières anneés), qui peuvent servir à se suicider. «La possibilité que le suicide soit un contributeur silencieux de la crise des opioïdes a d’ailleurs été évoquée», note le chercheur.

Carl Mörch et ses collègues poursuivent leurs recherches. Ils préparent deux autres articles sur le darknet: une étude des conversations qui ont lieu sur les forums “prosuicide” et une autre qui dressera le profil des personnes que l’on retrouve sur ce type de site. Parallèlement à ce projet, le doctorant continue également de travailler sur sa thèse, qui s’intéresse aux enjeux éthiques de l’utilisation des nouvelles technologies dans la surveillance (sur le web) des personnes suicidaires. À suivre.