La correspondance secrète, à la fois intime et scientifique, échangée pendant 10 ans, entre 1935 et 1944, par le frère Marie-Victorin et son assistante Marcelle Gauvreau, fait partie d’un fonds d’archives conservé à l’UQAM. C’est donc grâce au Service des archives et de gestion des documents de l’UQAM que le professeur du Département d’histoire Yves Gingras a pu avoir accès à ces lettres, dont il vient de publier une partie (celles écrites par Marie-Victorin) sous le titre Lettres biologiques, recherches sur la sexualité humaine (Boréal). La révélation au grand jour de cette correspondance fait l’objet d’une émission d’Enquête diffusée le 8 février à Radio-Canada, qui montre d’ailleurs le professeur au travail dans les locaux du Service des archives.
«Cette correspondance est une contribution majeure à l’histoire sexuelle du Québec, sur laquelle on a très peu de choses, mais aussi à son histoire intellectuelle et religieuse», affirme le professeur, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences. Grand spécialiste de Marie-Victorin, «l’intellectuel québécois le plus avant-gardiste de son époque», Yves Gingras a déjà publié, sous le titre Science, culture et nation (Boréal, 1996) des textes choisis du célèbre botaniste, auteur de la Flore Laurentienne et fondateur du Jardin botanique de Montréal. S’il revient à la charge avec la publication de ces lettres à Marcelle Gauvreau, c’est non seulement en raison de leur valeur historique, mais aussi pour prévenir une lecture «voyeuriste» ou «sensationnaliste» de cette étonnante correspondance.
«Ce genre de correspondance sexuelle peut être mal compris si on ne fait qu’en publier des extraits hors contexte, dit Yves Gingras. C’est pourquoi j’ai trouvé important de publier les lettres dans leur ensemble, accompagnées d’une longue introduction qui explique l’évolution de la pensée de Marie-Victorin sur la sexualité à travers ses échanges avec Marcelle Gauvreau.»
Désir inassouvi
La plus grande partie des «lettres biologiques» sont de nature scientifique, mais il est clair que l’amitié des deux épistoliers se teinte d’un désir inassouvi. Si leur amour, d’après les lettres, demeure platonique, on ne peut s’empêcher de sursauter quand le religieux encourage sa correspondante à vivre des expériences de masturbation ou qu’il lui confie les expérimentations sur l’orgasme féminin qu’il a lui-même menées auprès de prostituées cubaines! Les extraits, publiés sur le site de Radio-Canada, sont éloquents à ce sujet.
«Pour Marie-Victorin, rien de ce qui est humain n’est interdit à la curiosité scientifique. »
Yves Gingras,
Professeur au Département d’histoire
«Pour Marie-Victorin, rien de ce qui est humain n’est interdit à la curiosité scientifique», rappelle Yves Gingras, qui n’apprécie pas les expressions à parfum de scandale qu’il a entendues ces derniers jours à propos de cette correspondance. «On parle de la double vie de Marie-Victorin, déplore-t-il. Marie-Victorin n’avait pas une double vie. Il avait un jardin secret, comme le dit bien le titre du reportage de Luc Chartrand à Radio-Canada.»
Cette correspondance est, en effet, demeurée le secret bien gardé des deux épistoliers jusqu’à ce qu’un article du même Luc Chartrand en révèle l’existence dans un article du magazine L’actualité, publié en 1990. Une source avait alors permis au journaliste de faire une lecture partielle des lettres échangées entre le religieux et son assistante. C’est d’ailleurs après cette publication que le Service des archives a pu faire l’acquisition de la correspondance.
Le fonds Marcelle Gauvreau
Depuis 1970, l’UQAM possédait déjà un fonds Marcelle Gauvreau, constitué d’une imposante documentation (7,17 mètres de documents textuels!), de microfilms, de dessins, de photographies et de 19 herbiers. Elle-même botaniste et diplômée d’une maîtrise en sciences, Marcelle Gauvreau n’était pas que l’assistante de Marie-Victorin. C’était, elle aussi, une scientifique avant-gardiste. Dans les années 1930, encouragée par Marie-Victorin, elle ouvrait une école d’initiation aux sciences naturelles pour enfants, l’École de l’Éveil, dont l’approche privilégiait la spontanéité, l’émotion et le sens de l’observation: le programme de l’école alternative avant l’heure!

Le fonds de l’UQAM était donc en grande partie composé de sa correspondance scientifique et intellectuelle («Marcelle Gauvreau était la fille de l’intellectuel et médecin Joseph Gauvreau, actif à la Société Saint-Jean-Baptiste», note Yves Gingras) et de documents en lien avec son rôle d’administratrice scolaire. «En juillet 1990, l’Université a signé avec André Gauvreau, neveu de Marcelle Gauvreau, un contrat de vente ainsi qu’un contrat de donation pour un ajout de 1,20 mètre et c’est justement cet ajout qui est constitué des “lettres biologiques”», précise Cédric Champagne, directeur du Service des archives et de gestion des documents.
Frappées d’un embargo pendant 25 ans, les «lettres biologiques» sont ouvertes à la consultation depuis 2015, ce qui a permis à Yves Gingras – et à d’autres – d’en prendre connaissance. Celles du frère Marie-Victorin, décédé en 1944, étant du domaine public, le chercheur a pu les publier. Pour ce qui est des lettres de Marcelle Gauvreau, dont le décès date de 1968, elles sont toujours soumises aux restrictions du droit d’auteur et ne peuvent être publiées, bien qu’elles soient disponibles à la consultation.
«Le Service des archives de l’UQAM a la meilleure collection au Québec pour tout ce qui touche la science, affirme Yves Gingras. On y trouve non seulement le fonds Marcelle Gauvreau, mais aussi le Fonds des Cercles des jeunes naturalistes, celui de la Société canadienne d’histoire naturelle et celui de l’Acfas.»
Une entreprise de démystification
Pour l’historien, la correspondance de Marie-Victorin représente une véritable entreprise de démystification de la sexualité à une époque de grande ignorance sur ce sujet tabou. Elle n’est ni plus ni moins que l’équivalent, au Québec, du rapport Kinsey, le fameux rapport sur la sexualité paru aux États-Unis dans les années 1950. «Alors qu’on fait croire aux jeunes que la masturbation est une maladie dangereuse, Marie-Victorin explique que c’est un phénomène naturel. Pour ce qui est de la sexualité féminine, c’est la même chose. Pour lui, le diable n’a rien à voir là-dedans!»
Les lettres constituent, selon lui, un corpus cohérent sur la pensée de Marie-Victorin sur la sexualité. «Cette correspondance nous éclaire également sur la vie religieuse et la difficulté de la chasteté, dont Marie-Victorin parle depuis 1904 dans son journal, dit Yves Gingras. J’explique, dans mon introduction, comment il passe d’une réflexion sur la sexualité des adolescents à une réflexion beaucoup plus large, entre autres parce qu’il a accès à une femme avec qui il peut parler de sexualité.»
Marcelle Gauvreau est morte célibataire et Marie-Victorin religieux, probablement sans avoir jamais consommé leur amour impossible. À la fin de son introduction, Yves Gingras cite le religieux qui écrit à sa confidente: «[Que le bon Dieu] nous réunisse bientôt de corps comme nous sommes sans cesse réunis par l’âme, en attendant que là-haut nous trouvions un petit coin où nous serons tranquilles et où personne ne songera à trouver mauvais qu’un homme comme moi et une femme comme vous n’aient qu’un seul cœur et une seule âme»…