On n’y entre pas comme dans un moulin. Juste à côté de la Basilique Notre-Dame, le plus vieil édifice de Montréal à avoir conservé sa vocation première, le Vieux Séminaire de Saint-Sulpice, ouvre ses portes au public pour la première fois depuis 1967, à l’occasion des célébrations du 375e anniversaire de la Ville. Les visites sont guidées et il faut réserver pour pénétrer dans ce lieu, qui a été au cœur de la mission des sulpiciens à Montréal. C’est cette histoire, moins religieuse que politique et sociale, que nous raconte le doctorant en muséologie Jean Rey-Regazzi, en nous faisant visiter l’exposition qu’il a contribué à monter avec ses collègues d’Univers culturel de Saint-Sulpice, un organisme créé pour préserver et mettre en valeur le patrimoine des sulpiciens.
«Arrivés à Montréal en 1657 avec une mission pastorale, celle d’accompagner les colons et d’évangéliser les Amérindiens de passage à Ville-Marie, les prêtres de la Compagnie de Saint-Sulpice se transformeront rapidement en administrateurs», rappelle le guide. En 1663, en effet, les sulpiciens rachètent l’île, sauvant la colonie de l’abandon, et deviennent ainsi seigneurs de Montréal. «À ce titre, ils ont la responsabilité d’administrer l’île, de diviser les terres, de percevoir le cens et de prévoir des travaux comme la construction du canal de Lachine, poursuit Jean Rey-Regazzi. On a tendance à l’oublier, mais la configuration de Montréal est en partie attribuable au travail des Sulpiciens.»
Seigneurs de Montréal
Dans les salles consacrées à l’exposition, divers documents, plans, cartes et objets témoignent de cette époque, qui s’étend jusqu’en 1840, où les sulpiciens sont seigneurs de Montréal: reproduction d’un document portant le sceau de Louis XIV et concédant la seigneurie à la Compagnie (le document ainsi que le sceau original du monarque sont précieusement conservés dans les archives du Vieux Séminaire), vaisselle en argent pour recevoir les dignitaires, luxueuse horloge baroque, plan cadastral de la ville à différentes époques.
L’édifice lui-même, dont la partie la plus ancienne date de 1685, est bâti comme une demeure nobiliaire, avec ses murs en pierre qui lui ont permis de résister au grand incendie qui a ravagé Montréal en 1852, sa cour où les habitants se rassemblaient pour payer leur tribut, ses grilles en fer forgé ornées du monogramme de la Compagnie («M», en référence à la vierge Marie) et son horloge («la plus ancienne horloge publique de l’Amérique du Nord», précise le guide) qui a pendant longtemps donné l’heure aux Montréalais.
À la fois manoir seigneurial, presbytère (une quinzaine de prêtres y vivent toujours, dont ceux qui officient à la basilique Notre-Dame) et lieu de formation, le Vieux Séminaire incarne la mission des sulpiciens qui vont administrer l’île pendant près de deux siècles, y construire des églises (dont la première église Notre-Dame, consacrée en 1678, la basilique actuelle et l’église Saint-Jacques, qui a donné son clocher à l’UQAM), y ouvrir des collèges et des missions – celle de la Montagne, sur les lieux de l’actuel Grand Séminaire, puis celles du Sault-au-Récollet et d’Oka.
Si la «conversion des sauvages» fait partie des objectifs de la Compagnie à ses débuts, l’exposition cherche à démontrer que «les rapports entre sulpiciens et amérindiens étaient plus nuancés», note Jean Rey-Regazzi en pointant un curieux tableau accroché au mur. Intitulée Le Génie du Lac des Deux-Montagnes, l’oeuvre d’Arthur Guindon (1864-1923), un prêtre qui donnait dans l’art et la poésie, s’inspire ouvertement de la mythologie autochtone.
Dans les coffres des sulpiciens
D’autres objets attirent l’attention, dont un beau coffre datant du 17e siècle, probablement arrivé avec les premiers sulpiciens. «Les membres de la Compagnie qui quittaient la France pour Montréal savaient qu’ils ne reviendraient probablement jamais et emportaient avec eux tout ce qu’ils avaient de plus précieux», précise Jean Rey-Regazzi. Les sulpiciens, des hommes d’une grande éducation recrutés dans le cadre de la Contre-Réforme pour contribuer à rehausser le niveau de formation des prêtres catholiques, transportaient beaucoup de livres. Les archives du Vieux-Séminaire en comptent 120 000!
Parmi ceux qui sont exposés, on peut voir un manuel d’horlogerie, un livre de recettes donnant le secret des «ragoûts à la mode les plus exquis» et un livre d’Entretiens sur les contes de fées et sur quelques autres ouvrages du temps pour servir de préservatif contre le mauvais goût!
La visite du Vieux Séminaire se poursuit dans le jardin, une oasis de verdure au cœur du Vieux-Montréal. Depuis quelques années, des travaux archéologiques ont permis d’identifier les essences cultivées aux premiers temps de la colonie. D’abord voué à la culture des légumes et des plantes médicinales, le jardin a été transformé au 19e siècle en parc d’agrément pour la promenade. Ensuite envahi par les voitures des employés, il a servi en bonne partie de stationnement jusqu’aux efforts récents de réaménagement. On a planté des arbres fruitiers, reconstruit un bassin sur le site d’un ancien puits où on a retrouvé des carcasses de paons et de tortues, et recommencé à cultiver un potager. «Un prêtre a même “volé” des framboisiers aux sœurs hospitalières pour les planter dans le jardin», raconte Jean Rey-Regazzi en riant.
Pour le doctorant en muséologie, un des mérites de cette exposition ouverte au public est d’amener les prêtres eux-mêmes à prendre conscience de la richesse du patrimoine dont ils sont dépositaires. «Quand on a vécu toute sa vie au milieu d’un patrimoine, on ne le voit pas de la même manière que ceux qui viennent de l’extérieur», souligne-t-il.
Lui-même passionné par le patrimoine religieux, cet ancien étudiant de l’École du Louvre y consacre sa thèse de doctorat, sous la direction de Catherine Saouter, professeure à l’École des médias. Plus précisément, il s’intéresse à la transformation des œuvres religieuses qui entrent au musée. «Je compte explorer le processus par lequel l’immatériel religieux qui entoure l’objet devient culte de l’art», explique-t-il. Pour lui, le musée est une machine à transformer l’objet et le culte que l’on y célèbre n’est pas loin de celui que l’on retrouve dans les sanctuaires religieux. «Dans ce sens, toucher une relique dans une église, c’est du même ordre que de poser pour un selfie devant la Joconde, dit-il. Le premier geste appartient au culte religieux, l’autre au culte de l’art.»
Au cœur de l’UQAM, la chapelle Notre-Dame-de-Lourdes
En tant que responsable du patrimoine mobilier au sein d’Univers culturel de Saint-Sulpice, Jean Rey-Regazzi s’occupe également de la restauration des œuvres de la chapelle Notre-Dame-de-Lourdes, une autre propriété des prêtres de Saint-Sulpice. Enchâssée dans le pavillon Hubert-Aquin, cette chapelle contient des fresques de Napoléon Bourassa qui seront nettoyées et restaurées grâce à une subvention du ministère de la Culture et des Communications et à un investissement des sulpiciens. Deux statues de Louis-Philippe Hébert qui ornent la chapelle feront aussi l’objet d’une cure de rajeunissement.
Cette chapelle devant laquelle on passe souvent sans s’arrêter est, en fait, un lieu débordant d’activité, assure le doctorant. «L’église ne désemplit pas, accueillant les gens de passage et aussi les déshérités, puisqu’on sert des repas dans le sous-sol le midi. C’est un petit bijou au cœur du campus qu’il vaut la peine de découvrir.»
Quant aux visites du Vieux Séminaire, elles ont été si populaires qu’on a affiché complet tout l’été. Devant ce succès, on a décidé de prolonger l’expérience jusqu’au 9 septembre.
Renseignements:
Univers culturel de Saint-Sulpice
514 849-6561, poste 737