La Maison de la culture Frontenac accueille, depuis le 29 novembre jusqu’au 21 janvier prochain, l’exposition Témoigner pour agir. Celle-ci réunit cinq projets d’art communautaire ainsi que des œuvres – installations, photographies, vidéos, dessins – de huit artistes des scènes locale et internationale s’identifiant soit comme personne gaie, lesbienne, bisexuelle, queer, intersexe, travailleuse du sexe, trans ou vivant avec le VIH.
«Ces œuvres constituent autant de témoignages d’expériences de stigmatisation, de discrimination et de rejet associées à la sexualité, au corps et au genre», précise la professeure de l’École de travail social Maria Nengeh Mensah, directrice du projet. «L’objectif de l’exposition, dit-elle, est de démystifier ces réalités et de critiquer les représentations dominantes de personnes appartenant à des groupes sociaux minorisés.»
Parallèlement à l’exposition, plusieurs autres activités (voir encadré) sont organisées: visites guidées, conférences d’artistes et journées d’étude sur l’art comme outil de changement social. Un ouvrage collectif, Le témoignage sexuel et intime: un levier de changement social?, (Presses de l’Université du Québec), lancé le 7 décembre, a aussi été publié sous la direction de Maria Nengeh Mensah.
Parole au je
«Les témoignages artistiques présentés dans l’exposition ont en commun l’expression d’une parole au je, qui révèle toute la complexité de l’existence humaine, souligne la professeure. Mais cette parole est en même temps collective, car elle communique une expérience partagée par une communauté, celle d’une sexualité, d’un corps ou d’une identité de genre hors-normes. Les témoignages s’inscrivent ainsi dans une stratégie politique permettant de revendiquer la valeur sociale des histoires individuelles, qui s’incarnent dans les voix singulières des artistes.»
Le témoignage public, qu’il soit verbal, écrit ou visuel, ne sert pas seulement à informer le public sur des réalités ou des expériences peu connues, inaudibles ou indicibles, observe Maris Nengeh Mensah. «Sa force réside aussi dans sa capacité d’émouvoir, de faire réagir, d’abattre les barrières – peur, ignorance, préjugés – qui divisent. Suscitant la réflexion, créant des liens sociaux, le témoignage public possède un grand pouvoir d’action.»
Événements parallèles
Visites commentées
Le 17 décembre (14 h à 14 h 45) et le 14 janvier (13 h à 14 h 45) prochains, des visites commentées de l’exposition permettront des échanges autour des messages proposés par les œuvres.
Conférences publiques
À l’occasion de la Journée internationale sur la violence envers les travailleuses du sexe, le 17 décembre, la Maison de la culture Frontenac accueillera, de 15 h à 16 h 30, une conférence réunissant des expertes des milieux artistique, communautaire et universitaire.
Le 19 janvier, à la salle Marie-Gérin-Lajoie de l’UQAM, à compter de 19 h, l’artiste intersexe Ins A Kromminga parlera de l’émergence dans l’espace public de voix, de langages et de témoignages des personnes intersexes.
Rencontres d’artistes
Le 6 janvier, à la bibliothèque Frontenac, le public pourra rencontrer les artistes queer Eloisa Aquino et Kevin Crombie, qui exposent des livres d’artistes dans le cadre de Témoigner pour Agir. La rencontre se déroulera de 15 h à 16 h 30.
Une autre rencontre portant sur le «travail textuel artistique» aura lieu au même endroit, le 13 janvier, de 15 h à 16 h 30. Elle réunira Ianna Book, une artiste trans, et Shan Kelley, un artiste queer séropositif.
Journées d’étude
Deux journées d’étude sont prévues les 11 (10 h à 16 h) et 18 janvier (15 h à 21 h), à la salle D-R200 de l’UQAM. La première abordera les perspectives émergentes dans les recherches sur les cultures du témoignage en contexte de diversité sexuelle et de genre. La seconde portera sur les processus de production et de réception des œuvres présentées dans l’exposition ainsi que sur leurs retombées culturelles sociales et politiques.
Un projet collectif
Le projet d’exposition, qui a reçu l’appui du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Service aux collectivités de l’UQAM, est né en 2012 au sein de l’équipe de recherche-action Cultures du témoignage, dirigée par la professeure. L’équipe réunit des chercheurs et des étudiants de l’UQAM et de l’Université Concordia, issus de différentes disciplines (travail social, sociologie, sexologie, histoire de l’art, cinéma), ainsi que des représentants de trois groupes communautaires: le Groupe de recherche et d’intervention sociale (GRIS – Montréal), dont la mission est de faciliter l’intégration des personnes gaies, lesbiennes et bisexuelles dans la société, la Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida (COCQ-SIDA) et Stella, l’amie de Maimie, qui défend les droits des travailleuses et travailleurs du sexe.
«Les personnes desservies par ces organismes sont l’objet de préjugés en raison de leur identité et orientation sexuelles, comme si elles étaient des citoyens de seconde zone, note Maria Nengeh Mensah. Nous nous sommes demandé comment combattre ces préjugés et comment unir ces personnes et les organismes qui les représentent, lesquels sont souvent en concurrence pour obtenir un appui financier ou une simple écoute.» L’idée d’une exposition d’art s’est imposée progressivement en tant qu’outil permettant de rassembler leurs voix et de rejoindre un large public. «Cela explique également le choix de la Maison de la culture Frontenac, qui est située dans un quartier populaire, comme lieu d’accueil de l’exposition», dit la chercheuse.
En raison de la nature du projet, le commissariat d’exposition a pris un caractère collectif. Un comité d’encadrement, formé de représentants des organismes partenaires, ainsi qu’un comité des sages, regroupant des personnes appartenant à la communauté LGBTQI, des travailleuses du sexe et des personnes vivant avec le VIH, ont participé à toutes les étapes de conceptualisation et de réalisation du projet.
Une culture du témoignage
Au Québec, trois communautés sexuelles et de genre utilisent le témoignage public pour sensibiliser et éduquer dans une perspective de changement social: les personnes LGBTQI, les personnes vivant avec le VIH/sida et celles ayant une expérience de travail du sexe. «Pour ces populations, la culture du témoignage constitue un moyen de mobilisation, souligne la professeure. C’est le cas, notamment, des travailleuses du sexe, dont la sécurité et la dignité sont affectées par la criminalisation de l’achat et de la publicité de services sexuels, et des personnes séropositives, qui s’exposent à des poursuites criminelles en cas de non divulgation de leur statut.»
Ces communautés, toutefois, ne voient pas toujours l’intérêt de s’allier autour d’une cause commune, observe Maria Nengeh Mensah. «Le projet d’exposition illustre justement la possibilité de partager des savoirs, de confronter ensemble les préjugés et de revendiquer collectivement des changements sociaux sur la base des usages du témoignage.» Cela dit, les défis d’un tel regroupement sont de taille. «Le stigmate de la putain, le mythe de l’égalité-déjà-là et l’ignorance quasi-totale des réalités trans, queer et intersexe constituent des obstacles importants.»
Aujourd’hui, les témoignages intimes et sexuels de personnes de groupes minorisés prolifèrent dans les médias sociaux et traditionnels. Cela permet-il de développer un sentiment de communauté, de lever l’opprobre dont ces personnes font l’objet? «C’est un peu cacophonique, dit Maria Nengeh Mensah. Il y a aussi un risque de banalisation. Néanmoins, ces témoignages favorisent la prise de parole sur des sujets encore tabous dans l’opinion publique, invitent à la tolérance et contribuent à la construction d’une voix collective, à la diffusion d’un discours sur la justice sociale.»