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La preuve par l’image

Une anthologie dirigée par Vincent Lavoie décortique le pouvoir de persuasion des images.

Par Claude Gauvreau

28 août 2017 à 13 h 08

Mis à jour le 9 janvier 2018 à 16 h 01

Camp de concentration d’Ebensee, en Autriche, le 6 mai 1945. Les images prises au moment de la libération des camps de concentration et d’extermination ont permis d’établir la preuve que des crimes contre l’humanité avaient été commis par les Nazis. Photo: Wikipédia

De quoi l’image est-elle la preuve? Quels sont les préceptes, mythes et fantasmes liés à ses vertus probatoires? Peut-on toujours croire aux images? Ces questions sont décortiquées dans l’anthologie La preuve par l’image (Presses de l’Université du Québec), publiée par le professeur du Département d’histoire de l’art Vincent Lavoie. L’ouvrage réunit 15 textes de divers auteurs (certains récents, d’autres plus anciens), issus de plusieurs domaines – histoire du droit, histoire de l’art et de la photographie, médecine, anthropologie visuelle –, qui proposent un éclairage diversifié sur le pouvoir de persuasion des images.

«Les images ont été et demeurent de puissants vecteurs de vérité», souligne Vincent Lavoie. Pièce à conviction, véhicule de croyances changeantes, argument visuel, incarnation divine ou simple illustration, l’image a été et demeure l’auxiliaire privilégié des arts, des sciences, des pseudosciences, du charlatanisme ou encore du conspirationnisme, autant de sphères où une attestation visuelle est requise.

«En cette période de fake news, il est intéressant de rappeler que la croyance dans les images est très vive.»

Vincent Lavoie,

professeur au Département d’histoire de l’art

«En cette période de fake news, il est intéressant de rappeler que la croyance dans les images est très vive, dit le professeur. Il y a le rapport à la preuve – peut-on formellement attester de certaines réalités en fournissant l’image de quelque chose ? –, mais aussi le rapport à la croyance: comment se fait-il que des images soient accréditées d’une vérité particulière?»

Mythes et croyances

Avant d’entrer dans les sphères juridique et judiciaire, les représentations visuelles ont longtemps exercé un pouvoir de persuasion en entretenant des croyances et des mythes. L’époque de la Renaissance représente un moment de bascule. L’impératif de vraisemblance s’impose aux images, religieuses notamment, lesquelles doivent désormais être crédibles. «Il ne suffit plus de croire en l’authenticité de ce que montrent les images, mais il faut croire aussi en l’image elle-même. Cela signifie reconnaître le pouvoir de persuasion des images. Celles-ci deviennent le lieu de la preuve et non plus seulement la simple évocation d’une réalité.»

Cette notion de crédibilité sera au fondement de la reconnaissance juridique de la preuve visuelle. Au 19e siècle, la photographie n’a pas encore de valeur probatoire en soi. Elle est un élément de preuve parmi d’autres. «Une image n’a une valeur probatoire qu’à la condition de corroborer le témoignage oral, observe Vincent Lavoie. Il faut attendre la montée en puissance de la photographie, au début du 20e siècle, pour que celle-ci devienne une preuve démonstrative entrant en concurrence avec la parole du témoin oculaire. Le fait de pouvoir reconstituer un événement, le déroulement d’un crime par exemple, donne à l’image un statut d’argument visuel irréfutable.»

Représenter l’inimaginable

Un texte de l’anthologie est consacré à l’utilisation de photos et de films lors du procès de Nuremberg, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ces images réalisées au moment de la libération des camps de concentration et d’extermination ont permis d’établir la preuve que des crimes contre l’humanité avaient été commis par les dirigeants nazis. «C’est peut-être la première fois que les images ont eu un poids légal et argumentatif aussi puissant, note le chercheur. À la libération des camps, on a eu tout de suite le réflexe de filmer des images pour témoigner de l’ampleur de la catastrophe. Les Américains ont même mobilisé l’expertise de cinéastes d’Hollywood pour savoir comment prendre des images irréfutables en privilégiant les travellings. Il fallait, en effet, inclure le plus d’éléments possibles dans le champ de la représentation et ainsi éviter des montages trop hachurés qui auraient pu faire croire à une manipulation a posteriori des images.»

«À la libération des camps, on a eu tout de suite le réflexe de filmer des images pour témoigner de l’ampleur de la catastrophe. Les Américains ont même mobilisé l’expertise de cinéastes d’Hollywood pour savoir comment prendre des images irréfutables en privilégiant les travellings.»

Les images de la Shoah ont soulevé la controverse. Deux textes de l’historien de l’art Georges Didi-Hubermann portent sur le statut testimonial des images de la Shoah à partir de clichés réalisés par des détenus dans le camp d’extermination d’Auschwitz en 1944. Ces images, présentées dans le cadre de l’exposition «Mémoire des camps», en 2001, montrent le travail d’extermination autour d’un crématoire, donnant ainsi forme à l’inimaginable.

«Le premier texte porte sur les conditions de réalisation hautement périlleuses des quatre “bouts de pellicule arrachés à l’enfer”. Le second est une réponse à une attaque violente venue de deux détracteurs. Ces derniers défendent la thèse que la Shoah est irreprésentable. Critiquant le danger de fétichisation des images, ils estiment qu’il ne peut pas y avoir une ou des images capables de donner la mesure de cette tragédie.»

Georges Didi-Huberman leur répond en rendant d’abord hommage à l’acte de résistance de ceux qui ont pris les photographies. «Il insiste aussi sur le caractère de témoignage des ratés de ces images – cadrages approximatifs, contours flous, souligne Vincent Lavoie Il ne prétend pas que ces photos représentent la Shoah dans toute sa vérité. Ce sont des images survivantes, importantes pour qu’on puisse s’imaginer ce qu’a pu être la Shoah.»

Photo marquante

La photo de l’année. Photo: Burhan Özbilici

Burhan Özbilici, le photojournaliste turc qui a pris la célèbre photo du meurtre de l’ambassadeur russe à Ankara, en décembre dernier, sera à l’UQAM le jeudi 31 août, à 18 h (salle A-2885) pour une rencontre avec le public. Le lauréat de la Photo de l’année du World Press Photo 2017 a pris cette photo alors que Mevlut Mert Altintas, un policier âgé de 22 ans, tirait neuf balles sur l’ambassadeur de Russie. Le meurtrier est saisi alors qu’il revendique son acte et dénonce l’intervention russe aux côtés des forces du régime syrien dans la bataille d’Alep. Cette image a marqué les esprits.

La journaliste et correspondante d’ICI RDI au Proche-Orient, Marie-Ève Bédard, animera un panel, composé du photojournaliste affecté aux enquêtes de LaPresse+, Martin Tremblay, et du photographe, documentariste et producteur du World Press Photo Montréal, Matthieu Rytz. Ils se joindront à Burhan Özbilici pour discuter de deux thématiques: «La limite de l’acceptable: doit-on tout montrer?» et «Provoquer ou saisir le moment?»

Le professeur Vincent Lavoie a commenté l’image controversée dans le cadre d’une entrevue accordée au prestigieux quotidien français Le Monde, le 23 février dernier.

Imaginaires de la preuve

Les images n’ont pas seulement servi à la recherche raisonnée de la vérité, remarque le professeur. Elles ont aussi été complices d’un imaginaire de la preuve en validant des faits douteux ou en prétendant donner forme à des réalités invisibles: photographies de la rétine de victimes de meurtre, dont les  yeux dilatés par la frayeur auraient au moment de la mort enregistré une image de l’assassin, ou encore captation photographique de fantômes. «Dans le cas de la photographie spirite, on a déplacé dans des domaines pseudo-scientifiques le pouvoir de validation de la photographie.»

Un article sur le film Loose Change conclut l’anthologie. Ce documentaire défend la thèse selon laquelle les attentats du 11 septembre 2001 auraient été orchestrés par l’administration Bush en s’appuyant, notamment, sur le fait que l’on n’a pas vu d’images de l’avion qui a percuté le Pentagone ni de celui qui s’est écrasé en Pennsylvanie. «Dans ce cas-ci, c’est l’absence d’images qui est suspecte, dit le chercheur. De nos jours, alors que nous sommes submergés d’images, leur absence est souvent associée à un complot ou du moins à une volonté de cacher quelque chose. Cela a aussi pour effet d’entraîner une survalorisation de l’image dans la mesure où on est persuadé que les images que l’on ne voit pas nous apprendraient des choses, permettraient d’élucider un mystère ou de démentir ce qu’on nous raconte.»

Un autre cas intéressant est celui de l’écrivain québécois récemment disparu Réjean Ducharme, observe Vincent Lavoie. Au début de sa carrière, on est allé jusqu’à remettre en question son existence pour cause de manque d’images. «Le trop peu d’images de Réjean Ducharme a été interprété comme le symptôme d’une réalité suspecte, d’où les nombreuses hypothèses sur l’identité réelle de l’écrivain, rappelle le professeur. La rareté des images de Ducharme a eu aussi pour effet de transformer celles existantes – deux ou trois photos – en espèces de fétiches, à leur donner une valeur ajoutée.»

Sommes-nous aujourd’hui plus crédules ou plus méfiants à l’égard des images? «Il y a la méfiance à l’égard du monde éditorial, souligne Vincent Lavoie. Quant à notre crédulité, elle est davantage associée aux images prises par des amateurs. Ces dernières semblent créditées d’une plus grande authenticité que celles des médias. Elles auraient une sorte d’innocence.»