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Un monde vidéoludique

Industrie milliardaire, croisement entre la technologie et la création artistique, le jeu vidéo est aussi un phénomène social fascinant.

Par Pierre-Etienne Caza

3 octobre 2017 à 9 h 10

Mis à jour le 22 février 2024 à 16 h 29

Illustration: Benoit Tardif

Le jeu vidéo n’est plus l’apanage d’ados terrés dans leur sous-sol durant des jours entiers. Désormais, tout le monde, ou presque, joue, que ce soit sur une console, un ordinateur, une tablette ou un téléphone intelligent. Car oui, Candy Crush, Angry Birds ou Tetris relèvent du même phénomène vidéoludique que Grand Theft Auto, Assassin’s Creed, Call of Duty ou Super Mario Bros. «Il n’y a pas véritablement de hiérarchisation quant à la nature des jeux, mais plutôt une variété de pratiques. On peut tout aussi bien être un hardcore gamer sur Candy Crush qu’un joueur occasionnel de Call of Duty», affirme Maude Bonenfant (Ph.D. sémiologie, 10), professeure au Département de communication sociale et publique et directrice du groupe de recherche Homo Ludens, qui s’intéresse aux pratiques ludiques et à la communication en ligne.

De manière générale, on considère que c’est l’avènement de la console Wii de Nintendo, en 2006, et la sortie du iPhone, en 2007, qui ont mené à la prolifération des joueurs dits occasionnels. «On se souvient tous des partys de famille, il y a une dizaine d’années, où l’on jouait sur la Wii ou encore à Rock Band et Guitar Hero Live», souligne Carl Therrien (Ph.D. sémiologie, 11), professeur au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal et spécialiste de l’historiographie critique du jeu vidéo. «Se réunir pour jouer, mais aussi pour regarder jouer les autres ne date pas d’hier, rappelle Maude Bonenfant. On le faisait aussi avec les jeux d’arcade, fort populaires dans les années 50, 60 et 70.»

C’est justement la popularité des jeux d’arcade qui a fait germer l’idée d’offrir aux amateurs la possibilité de posséder leur propre appareil à la maison, en version réduite. L’une des premières consoles commercialisées fut celle d’Atari, en 1972. Son jeu Pong, inspiré du tennis de table, a été un succès instantané. «Atari est l’une des réussites les plus marquantes de l’histoire capitaliste, souligne Carl Therrien. À partir de rien, on a créé l’un des secteurs économiques les plus lucratifs du monde occidental.»

«On peut tout aussi bien être un hardcore gamer sur Candy Crush qu’un joueur occasionnel de Call of Duty.»

Maude Bonenfant

Professeure au Département de communication sociale et publique

Pendant la décennie suivante, le marché atteint toutefois son point de saturation. «Trop d’entreprises ont vu le jour et l’on avait surestimé le nombre de consommateurs potentiels, note le chercheur. La chute brutale de l’industrie a été à l’image de sa fulgurante ascension.»

On croyait le jeu vidéo mort et enterré, un effet de mode passager comme le Hula Hoop, mais ce n’était pas le cas. En 1985, l’entreprise japonaise Nintendo relance l’industrie en sol américain avec une nouvelle console et un curieux personnage prénommé Mario. «À la fin des années 1980, plus de jeunes Américains connaissaient Mario que Mickey Mouse», raconte l’historien. Aujourd’hui, les jeux vidéo génèrent plus de 100 milliards de dollars annuellement à travers le monde.

Montréal, incontournable

Montréal se taille une place enviable dans le monde de la création de jeux vidéo. «Nous sommes la troisième ville en importance après Tokyo et Los Angeles, et la première per capita», souligne Louis-Félix Cauchon (B.A. communication/médias interactifs, 09), président de la Guilde des développeurs de jeux vidéo indépendants du Québec, le plus important regroupement du genre au monde avec ses quelque 120 entreprises. On retrouve plus de 240 studios de jeu vidéo au Québec, parmi lesquels une dizaine de joueurs majeurs, dont Ubisoft, Warner Bros et Electronic Arts.

«C’est un défi de percer le marché, autant dans le domaine des jeux mobiles que des jeux sur console ou PC», affirme Louis-Félix Cauchon, qui est également président des Jeux Boréalys, une entreprise qu’il a cofondée avec Patric Mondou (B.A. communication/médias interactifs, 08), un partenaire d’affaires rencontré à l’UQAM. Leur entreprise, qui emploie une vingtaine de personnes, vient de mettre sur le marché Mages of Mystralia, dont les protagonistes évoluent dans un royaume magique.

«À la fin des années 1980, plus de jeunes Américains connaissaient Mario que Mickey Mouse.»

Carl Therrien

Professeur au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal

Ce n’est pas la première incursion de Louis-Félix Cauchon dans l’univers des jeux vidéo. Avec son entreprise précédente, Artifice Studio, il a créé le jeu Sang-Froid: Un conte de loups-garous, «le premier jeu basé sur la culture et le folklore québécois, qui s’est écoulé à plus de 300 000 exemplaires à travers le monde», précise-t-il. Ce jeu a été développé en collaboration avec l’auteur à succès Bryan Perro (B.A. art dramatique, 92).

D’autres entreprises québécoises ont réussi à tirer leur épingle du jeu, autant sur mobile que sur console et PC. C’est le cas notamment de Red Barrels (et son jeu d’horreur Outlast), de Juicy Beast Studio (et son jeu mobile Burrito Bison), et d’Ululab, fondé par François Boucher-Genesse (M.A. éducation, 12) et Jean-Guillaume Dumont (B.A. communication, 06; B.Ed. éducation préscolaire et enseignement primaire, 10; M.A. éducation, 12). Leur jeu éducatif Slice Fractions, visant à familiariser les enfants de 6 à 8 ans avec le concept des fractions, connaît un succès fou depuis son lancement en 2014 et a été traduit en 15 langues.

La recette du succès

Bien malin toutefois celui qui trouvera la recette infaillible du succès dans le domaine du jeu vidéo. «Le marketing joue assurément un rôle primordial, souligne Maude Bonenfant. Certaines campagnes promotionnelles menées par les gros joueurs de l’industrie sont phénoménales et s’étirent sur deux ans avant le lancement du jeu. À la seconde où le jeu est en ligne, des millions de joueurs se ruent pour l’acheter!»

Pour les plus petites entreprises, le bouche à oreille, notamment dans les communautés en ligne, est un atout précieux. «Il faut que le jeu atterrisse entre les mains des influenceurs, qui sont souvent des gens curieux et ouverts aux nouvelles expériences. Ce sont eux qui permettent de générer un buzz», souligne Emmanuel Sévigny (M.A. communication/multimédia interactif, 03), fondateur de PLAYMIND. L’entreprise, qui embauche une quinzaine d’employés, se spécialise dans la conception, la réalisation et le développement d’expériences numériques. Elle lancera au début de l’an prochain son premier titre pour console intitulé The Inner Friend, un jeu d’aventure conçu comme une plongée dans le corps imaginaire à la recherche de son enfant intérieur oublié.

Le jeu dans l’espace public

La culture vidéoludique influence désormais des sphères telles que le marketing, la santé et le design urbain. PLAYMIND, par exemple, se spécialise dans les jeux expérientiels dans l’espace public. Lors de la récente édition de la Formule E, à Montréal, l’entreprise avait créé Défi électrique, un jeu d’arcade grandeur nature sur le thème de la course automobile. Elle s’est également associée à Vidéotron afin de créer une installation de réalité virtuelle au Stade Saputo, qui permet aux fans de l’Impact d’expérimenter le rôle d’un gardien de but au soccer. «Nous avons aussi créé des environnements numériques interactifs pour le Carnaval de Québec, Igloofest et la Coupe Rogers, de même qu’un jeu mobile, Lost Kingdom, pour une chaîne de parcs d’attraction en Angleterre», précise Emmanuel Sévigny.

Thématique originale ou design audacieux, les facteurs de succès sont divers. Certains jeux bénéficient d’un engouement inexplicable, comme s’ils arrivaient sur le marché au bon moment et répondaient à un besoin spécifique chez les joueurs, constatent les experts. «L’identité du jeu est importante, affirme toutefois Emmanuel Sévigny. L’univers proposé doit être parfaitement cohérent. Et la jouabilité – la mécanique de gratification qui maintient le joueur dans un désir d’aller plus loin, le fait d’aider les moins bons joueurs par des conseils  – doit être impeccable.»

«Connaître du succès sans couverture médiatique est improbable, mais, cela dit, il n’y a pas vraiment de règles qui tiennent dans l’univers du jeu vidéo.»

Louis-Félix Cauchon

Président de la Guilde des développeurs de jeux vidéo indépendants du Québec

La couverture médiatique fait également partie de l’équation. L’an dernier, la principale plateforme de distribution pour les jeux sur PC, Steam, a mis en ligne près de 4500 jeux. Or, les gros sites spécialisés en jeux vidéo produisent seulement entre 300 et 400 articles par année. «Connaître du succès sans couverture médiatique est improbable, mais, cela dit, il n’y a pas vraiment de règles qui tiennent dans l’univers du jeu vidéo», précise Louis-Félix Cauchon.

Un produit culturel?

On a beaucoup reproché aux jeux vidéo leur potentiel addictif, leur contenu violent et leur sexisme patent. «Ces trois enjeux sont encore présents, note Maude Bonenfant, mais les médias et le public ont appris à nuancer, à ne pas réduire l’expérience vidéoludique à ces trois aspects.» Louis-Félix Cauchon estime que le regard posé sur l’univers vidéoludique se modifie à mesure que les natifs des jeux vidéo – la moyenne d’âge des amateurs est d’environ 35 ans – transmettent leur passion à leurs enfants et occupent l’espace médiatique. Ce qu’il déplore, toutefois, c’est que le jeu vidéo soit encore traité dans les sections Affaires ou Techno plutôt que dans les pages culturelles des grands médias. «C’est pourtant bel et bien de la culture québécoise que l’on exporte à travers le monde, dit-il. La production d’un jeu vidéo requiert le travail de designers graphiques, d’animateurs, de designers sonores.»

Le regard posé sur l’univers vidéoludique se modifie à mesure que les natifs des jeux vidéo – la moyenne d’âge des amateurs est d’environ 35 ans – transmettent leur passion à leurs enfants et occupent l’espace médiatique.

Afin de mieux faire connaître ce processus créatif, la Guilde a mis sur pied la ligue Jam Nation, qui présente des compétitions de Game Jams où étudiants et développeurs, réunis en équipes, doivent relever le défi de créer un jeu vidéo original en 48 heures. «Nous espérons ainsi démocratiser le jeu vidéo comme produit culturel», ajoute-t-il.

Il est normal que le jeu vidéo ait d’abord été perçu comme un produit de l’excellence technologique, estime Carl Therrien. «Il se situe à l’intersection de l’innovation technologique, de l’industrie du jouet et de la culture ludique. C’est à la fois un produit techno, une création artistique et un sport par son côté ludique et social. Le jeu vidéo est bel et bien devenu un phénomène culturel à part entière.» Certains le considèrent même comme le 10e art…

Un objet d’études

À l’échelle québécoise et mondiale, l’industrie du jeu vidéo dépasse depuis longtemps l’industrie cinématographique en termes de revenus. Les jeux vidéo ont atteint une telle envergure que des universitaires consacrent leur carrière aux games studies, ou études vidéoludiques. «C’est une avancée considérable, surtout si l’on considère que d’autres pratiques culturelles majeures, comme la bande dessinée ou la télévision, ne font pas encore l’objet de programmes universitaires», souligne Carl Therrien.

À l’UQAM, la maîtrise en communication offre la concentration jeux vidéo et ludification, qui attire son lot de chercheurs passionnés. La professeure Maude Bonenfant, par exemple, s’intéresse à la manière dont le jeu vidéo peut inférer certains rapports sociaux. «Les communautés de joueurs me fascinent, dit-elle. Pourquoi certaines sont-elles toxiques et d’autres accueillantes ? Quels sont les facteurs qui interviennent dans la manière dont on y entre en rapport avec les autres ? J’étudie comment les joueurs s’y présentent, communiquent et socialisent, mais aussi comment ils s’approprient les plateformes de jeu, les détournent et les interprètent.»

La Ville de Paris, qui présentera les Jeux olympiques de 2024, a même ouvert la porte à la possibilité d’inclure les sports électroniques!

Il y a une dizaine d’années, au début de ses travaux, la chercheuse avait réalisé des entretiens avec des hardcore gamers. «À l’époque, les joueurs m’avaient pratiquement tous signifié qu’ils ne parlaient pas de leur pratique du jeu vidéo avec des non joueurs. Une sorte de honte était associée au fait de jouer. Cela a beaucoup changé. Aujourd’hui, on parle même de programmes de eSport-études!»

La Ville de Paris, qui présentera les Jeux olympiques de 2024, a même ouvert la porte à la possibilité d’inclure les sports électroniques! «Ce n’est pas nouveau, note  Carl Therrien. Dès la montée en popularité d’Atari, dans les années 1970, on organisait des tournois nationaux.»

Cela dit, l’ampleur commerciale des tournois, qui attirent aujourd’hui des milliers de spectateurs, est à l’image du développement fulgurant de l’univers vidéoludique au cours des 30 dernières années. Le même constat s’applique au succès du réseau social Twitch ou de certaines chaînes YouTube de gamers, lesquelles mobilisent des millions de joueurs et de spectateurs, en temps réel ou en différé. Pour les néophytes en la matière, ce comportement semble incongru. Mais à y regarder de plus près, c’est un peu comme si ces millions d’amateurs se donnaient rendez-vous à l’arcade du coin pour assister aux prouesses de leurs amis.

Les recherches se multiplient!

Plusieurs chercheurs de l’UQAM mènent des recherches en partenariat avec des entreprises de jeu vidéo. En voici quelques-uns:

Maude Bonenfant mène présentement un projet visant à documenter l’émergence, puis l’évolution de la communauté qui s’est forgée autour du jeu à succès For Honor, mis en marché par Ubisoft en février dernier. Dans le cadre d’un partenariat conclu par le Service des partenariats et du soutien à l’innovation (SePSI) de l’UQAM, Ubisoft lui a donné accès à ses mégadonnées.

La même démarche du SePSI a donné lieu à un autre partenariat avec Ubisoft, cette fois avec le professeur Julien Mercier, du Département d’éducation et formation spécialisées. Le chercheur tente de comprendre ce qui se passe aux niveaux émotionnel et cognitif lorsqu’un joueur expérimente pour la première fois un nouveau jeu et comment il en apprend les rouages. Sa recherche se déroule en temps réel dans les locaux du Laboratoire de neurosciences éducationnelles (NeuroLab) avec le jeu Far Cry Primal, lancé en 2016.

Le professeur Alain Steve Comtois, du Département des sciences de l’activité physique, et la doctorante en biologie Andrée-Anne Parent (M.Sc. kinanthropologie, 12) sont également associés à Ubisoft. Ils s’intéressent à l’utilisation du jeu Shape Up et à son potentiel bénéfique sur la condition physique. Ils ont en outre amorcé une étude sur la pratique de ce jeu vidéo chez les personnes touchées par une maladie pulmonaire obstructive chronique (MPOC– asthme, bronchite chronique ou emphysème).

Sous la direction du professeur au Département des sciences biologiques Clint Kelly, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écologie comportementale, le projet de thèse de Julien Céré consiste à appliquer l’approche évolutive aux comportements de groupe et à la structure sociale dans les jeux vidéo multijoueurs. En s’associant avec Behaviour, fondée par Rémi Racine (B.A.A., 88), le chercheur s’est intéressé à la pertinence et à la valeur des stratégies que les joueurs adoptent dans les jeux Dead by Daylight et Warhammer 40,000: Eternal Crusade.