
À quoi ressemblait la toute première forme de vie? Comment les éléments qui forment la vie – carbone, hydrogène, oxygène, azote – se sont-ils assemblés pour former les premières cellules vivantes? Quels ont été les facteurs déclencheurs de cet événement fondateur? S’est-il produit une seule fois, la même source de vie foisonnant rapidement pour envahir toute la planète? Ou plusieurs fois, la vie apparaissant successivement en de multiples foyers? Malgré les incroyables avancées de la science, il n’existe pas de réponses définitives à ces questions fondamentales.
«Chercher l’origine de la vie, c’est se demander d’où l’on vient: la question la plus existentielle qui soit», note Christophe Malaterre, professeur au Département de philosophie et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en philosophie des sciences de la vie. Situer l’émergence de la vie présuppose qu’on s’entend sur une définition du vivant. Or, même la définition qui fait autorité en la matière, celle de la NASA –en gros, est vivant tout système délimité par une membrane, capable de s’auto-entretenir et de se reproduire – pose problème. «Selon la définition de la NASA, le mulet, incapable de se reproduire, ne fait pas partie des êtres vivants», souligne le philosophe avec un sourire.
«Quand j’étais étudiant, on croyait que la Terre, après sa formation il y a 4,5 milliards d’années, était restée un enfer, une boule de feu où aucune vie n’aurait été possible pendant les premiers 500 millions d’années de son existence, raconte le professeur du Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère Daniele Pinti. Aujourd’hui, on sait que notre planète s’est refroidie assez rapidement. Après 150 millions d’années, il y avait probablement déjà sur Terre de l’eau et des molécules organiques, donc les conditions nécessaires à l’apparition de la vie.»
Dès ces premiers balbutiements de l’histoire terrestre, l’émergence de la vie est donc possible. Grâce à des instruments ultrasophistiqués qui permettent de scruter l’intérieur de la roche, les géologues ont découvert au fil des ans des fossiles de plus en plus vieux. Une découverte récente dans la Ceinture de roches vertes du Nuvvuagittuq, dans le Nord du Québec, fait état de microfossiles (dont l’origine biologique fait toutefois l’objet de débats) âgés d’au moins 3,7 milliards d’années. Jusque-là, le record était détenu par des stromatolithes – des concrétions calcaires formées par des colonies de cyanobactéries – retrouvés en Australie qui dateraient de 3,5 milliards d’années, peut-être plus.
L’ancêtre de la vie
Ces cyanobactéries précambriennes sont toutefois loin de pouvoir prétendre au titre d’ancêtre de toute la vie sur Terre. «Ce sont déjà des organismes complexes», note le professeur Pinti. Suivant la conception darwinienne de l’évolution, les microorganismes les plus simples que nous connaissons devraient être les plus proches de nos ancêtres les plus primitifs, observe Christophe Malaterre. «En ciblant les gènes que ces microorganismes ont en commun, on arrive à dresser un portrait-robot de l’organisme unicellulaire le plus simple à la base de l’arbre du vivant, explique le professeur. Mais cet organisme, dénommé LUCA (pour Last Universal Common Ancestor), est quand même quelque chose de très complexe par rapport à la matière inerte.»
Pour savoir à quoi ressemblaient les tout premiers organismes vivants, les scientifiques sont dans le noir. « Il n’y a pas d’archives géologiques qui racontent l’histoire de l’apparition de la vie, explique Daniele Pinti. Comme toutes les roches plus vieilles que 4 milliards d’années ont été détruites par la tectonique des plaques, il y a un trou de 500 millions d’années pour lequel nous n’avons aucun témoin, aucune trace, rien.»
Le géologue a commencé à se passionner pour ces questions au début de sa carrière, alors qu’il faisait son post-doctorat au Japon. Ses recherches portaient alors sur l’origine des océans et le cycle de l’azote dans l’Archéen, la période la plus ancienne de l’histoire de la Terre après l’Hadéen. Alors que l’Hadéen fait référence à Hadès, dieu des Enfers, le mot «Archéen» vient du grec ancien «Arkhē», qui signifie «commencement, origine». C’est la période qui commence avec l’apparition de la vie. Son point de départ, que l’on fixait traditionnellement à 3,8 milliards d’années, est aujourd’hui repoussé à 4 milliards d’années et continue de faire l’objet de débats scientifiques.
Les isotopes de l’azote, comme ceux du carbone, permettent d’identifier des traces de matière organique. Au cours de sa carrière, Daniele Pinti a publié plusieurs articles en relation avec ses recherches sur des traces isotopiques d’activité métabolique conservées dans des roches vieilles de 3,5 milliards d’années. «J’ai montré qu’il y avait à l’Archéen des signaux isotopiques particuliers de l’azote, probablement liés à l’activité de bactéries chimiotrophes, qui se servent de l’énergie des réactions chimiques plutôt que de l’énergie solaire pour faire la synthèse des molécules.»
Le rôle des océans
Ces bactéries, qui n’ont pas de contact avec le soleil, vivent dans les profondeurs de l’océan, près des sources hydrothermales, des milieux très chauds propices aux réactions chimiques. «Les océans ont joué un rôle déterminant dans l’évolution de la vie, rappelle Daniele Pinti. Les molécules organiques nécessaires à la vie ont d’abord été synthétisées dans l’eau et se sont possiblement assemblées au voisinage des sources hydrothermales sous-marines. Les océans ont protégé la vie primitive des radiations solaires, mais aussi du bombardement de comètes et de météorites auquel la jeune Terre était soumise.»
Directeur du Géotop, un centre de recherche basé à l’UQAM qui regroupe plus d’une quarantaine de professeurs et de chercheurs, Daniele Pinti consacre aujourd’hui l’essentiel de ses recherches à d’autres sujets. Il travaille, entres autres, sur des applications des gaz nobles liées à la datation des eaux souterraines, sur l’impact environnemental des gaz de schiste et l’exploitation des fluides géothermiques. Mais cela ne l’empêche pas de demeurer à l’affût des derniers développements dans la recherche sur les origines de la vie. Il est d’ailleurs éditeur de la section «Géologie» de l’Encyclopedia of Astrobiology, publiée en 2011 par la prestigieuse maison d’édition Springer. Cette encyclopédie consacrée à l’étude de la vie dans l’univers, en est à sa deuxième édition (une troisième édition en ligne est en préparation). Elle réunit la crème de l’astrobiologie mondiale et s’intéresse autant à l’émergence de la vie sur Terre qu’à la possibilité d’une vie sur des planètes extrasolaires.
De nombreux mondes
«Pendant longtemps, nous pensions être les seuls à avoir un système solaire, rappelle Daniele Pinti. Aujourd’hui, on sait qu’il existe de nombreuses planètes habitables, situées juste à la bonne distance de leurs soleils – ni trop près ni trop loin – pour que la température à la surface soit assez clémente et qu’on y trouve de l’eau liquide.»
L’eau, rappelle le chercheur, est le solvant organique par excellence. «Tout processus biologique a besoin d’eau à un moment ou à un autre.» Mais la présence d’eau ne signifie pas que la vie se soit développée sur Kepler-438 b ou ailleurs. «Il y a certainement des molécules organiques sur d’autres planètes, continue Daniele Pinti. Là-dessus, les scientifiques sont d’accord. Mais qu’est-ce qui pousse ces molécules à s’agencer et à s’autorépliquer? Tant que l’on ne comprendra pas ce mécanisme, il sera difficile d’aller plus loin dans nos conjectures à propos de la vie extraterrestre.»
La «soupe primitive»
Comment la matière inerte s’organise-t-elle pour produire du vivant? En 1953 (l’année même de la découverte de la structure de l’ADN par Watson et Crick, rappelle Christophe Malaterre), le biologiste Stanley Miller réussit à obtenir des acides aminés, en mélangeant un certain nombre de composés chimiques très simples (méthane, ammoniac, hydrogène et eau) qu’il chauffe et expose à des décharges électriques. Ces acides aminés sont les précurseurs des protéines, matériau des cellules vivantes. La création de cette «soupe primitive» constitue une petite révolution scientifique, largement répercutée dans les médias. Mais on est encore loin de la recette de la vie.
«À partir de ce type d’expérience, on arrive à produire les briques les plus élémentaires du vivant, précise Christophe Malaterre. Mais ces composés organiques regroupent tout au plus quelques atomes. Or, même un organisme aussi simple que LUCA renferme quelque 300 gènes, des milliers d’atomes et de molécules.»
L’émergence de la vie est vraisemblablement jalonnée par une série d’étapes allant vers une complexification croissante dans l’agencement de ces composés organiques, note le philosophe. Pour ce qui est de savoir laquelle de ces étapes est décisive, aucune théorie ne fait actuellement consensus. Parmi les matériaux nécessaires à la construction du vivant, est-ce l’apparition de l’ARN qui est primordiale ou celle des protéines et catalyseurs? Qu’est-ce qui arrive en premier? Les gènes ou le métabolisme? Et quelle caractéristique marque définitivement le passage au vivant? Même sur ce point, les spécialistes ne s’entendent pas.
Vivant ou non vivant?
Selon la définition conventionnelle du vivant, les virus, de simples agrégats de molécules incapables de se reproduire sans l’hôte qu’ils infectent, sont considérés non vivants. «Pourtant, certains virus sont d’une telle complexité qu’ils ressemblent davantage à du vivant que des unicellulaires que l’on qualifie spontanément de vivants, observe Christophe Malaterre. Il existe de petites bactéries qui ne peuvent vivre qu’à l’intérieur d’une cellule hôte, beaucoup moins complexes que certains gros virus, et qui ne font pratiquement rien par elles-mêmes. Pourtant, on les considère vivantes.»
Dans les laboratoires des microbiologistes, on identifie de plus en plus d’entités, au niveau microbien et submicrobien, qu’on a du mal à qualifier de vivants ou de non vivants: des virus, mais aussi des prions, ces protéines responsables de graves maladies, dépourvues de code génétique, mais capables de se répliquer dans certaines conditions. Les plasmides, des fragments d’ADN capables de réplication autonome qui gravitent autour de la cellule, partagent aussi certaines caractéristiques du vivant.
«Notre conception de la transition entre inerte et vivant est binaire, souligne Christophe Malaterre. On voit les choses comme s’il y avait un avant, où il n’y a pas la vie, et un après, où il y a la vie. Mais cette conception intuitive qui place, d’un côté, les objets vivants et, de l’autre, les non vivants, est peut-être un peu naïve.» Compte tenu de la difficulté d’en arriver à une définition satisfaisante du vivant, le philosophe est de ceux qui pensent en termes de degrés: «Il vaut mieux reconnaître qu’il y a des choses clairement non vivantes, d’autres clairement vivantes et, entre les deux, tout un bestiaire d’entités plus ou moins vivantes.»
Une origine extra-terrestre?
Si la frontière entre matière inerte et organisme vivant demeure floue, d’autres questions sur les origines de la vie continuent de susciter le débat. Ainsi, on ne sait pas encore avec certitude où sont apparues les premières formes de vie. Beaucoup de scientifiques croient que la vie a émergé dans les sources hydrothermales au fond des océans, alors que d’autres pensent que les premiers organismes ont évolué dans de petites mares chaudes avoisinant des volcans. Avec la découverte des exoplanètes, on peut aussi se demander si l’origine de la vie sur Terre n’est pas extra-terrestre. Cette question, qui semble relever de la science-fiction, est légitime aux yeux des exobiologistes.
Est-ce que des molécules vivantes peuvent voyager à travers l’espace? On ne le sait pas. Par contre, il est clair que les poussières cosmiques et les météorites qui atteignent régulièrement la Terre renferment des molécules organiques. Ce qui mène encore à d’autres questions. «Est-ce qu’il y a une origine à la vie ou est-ce qu’il y a des origines? demande Christophe Malaterre? Est-ce qu’il y a eu des origines, puis des extinctions, puis d’autres origines?»
On ne peut exclure que la vie sur Terre soit un événement unique à l’échelle de l’Univers. Mais dans notre Univers vieux de 13 ou 14 milliards d’années, avec ses centaines, voire ses milliers de mondes habitables, il n’est pas inconcevable que la vie soit apparue il y a quelque 7 milliards d’années dans un système solaire à des millions d’années-lumière d’ici, puis sur la Terre il y 4 milliards d’années, puis encore dans un autre système solaire il y a 500 millions d’années. «Le phénomène de l’émergence de la vie est-il hautement probable ou hautement improbable? Ceux qui le croient hautement improbable sont aujourd’hui moins nombreux, dit le philosophe, mais cela demeure un sujet de débat.»
Une chose est sûre, toutefois: «Dans deux milliards d’années, la Terre ne sera plus habitable», rappelle Christophe Malaterre. En fait, cela pourrait même arriver avant. «L’apparition de la vie a profondément modifié l’atmosphère terrestre», rappelle Daniele Pinti. La couche d’ozone, qui protège la Terre des radiations du Soleil, s’est formée grâce à l’oxygène libéré par la photosynthèse des premières plantes. «L’oxygénation est le plus bel exemple de la symbiose entre la Terre et la vie, dit le géologue. Malheureusement, nous sommes en train de changer cet équilibre. L’anthropocène, l’ère géologique actuelle, est définie par l’intervention humaine.»
Avec la combustion des énergies fossiles et le réchauffement planétaire, l’être humain pourrait bien accélérer la disparition de la vie sur Terre. Mais qui sait? La vie continuera ou émergera peut-être ailleurs dans l’Univers. Et nos descendants seront peut-être déjà bien loin, dans d’autres mondes à des années-lumière d’ici.
Sommes-nous seuls dans l’Univers?
Le spectacle multimédia EXO: Sommes-nous seuls?, qui vient d’être lancé au Planétarium Rio Tinto-Alcan, illustre les nombreuses questions soulevées par la possibilité de la vie sur d’autres planètes. Comment pouvons-nous détecter la vie à l’extérieur du système solaire? Comment la découverte de formes de vie extra-terrestre pourrait-elle nous transformer? Comment pourrions-nous communiquer avec ces êtres vivants d’un autre monde? Le professeur Christophe Malaterre a agi comme conseiller philosophique pour la production de ce spectacle qui se poursuit jusqu’au 15 avril 2018.