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D’une odeur à l’autre

La mémoire olfactive est un phénomène fascinant influencé par la vision.

Par Pierre-Etienne Caza

5 juin 2017 à 11 h 06

Mis à jour le 6 juin 2017 à 16 h 06

Photo: iStock

La perception des odeurs est un phénomène fascinant. Il suffit parfois de déambuler sur le trottoir en humant l’air pour faire surgir des émotions liées à des souvenirs olfactifs. «La perception olfactive peut affecter la perception spatio-temporelle du moment présent», affirme la doctorante en philosophie Natalie Bouchard, qui consacre sa thèse à la question, sous la direction du professeur Pierre Poirier.

Les odeurs qui viennent chatouiller notre nez lorsque nous marchons à l’extérieur ne sont jamais pures; il s’agit toujours de subtils mélanges volatils d’où émanent certaines notes prédominantes, souligne Natalie Bouchard. «Une odeur est liée à un contexte composé de nombreux inputs sensoriels – sons, sensations, couleurs, etc. – captés au même instant.»

Les travaux menés par la doctorante s’appuient, entre autres, sur la théorie de l’esprit prédictif. «Dans un environnement familier, la réalité du moment est construite à partir de 80 à 90 % d’inputs provenant de notre cerveau, explique-t-elle. Plus ou moins 10 % des inputs proviennent de l’extérieur de soi. Voilà pourquoi la réalité constitue un construit basé sur nos expériences antérieures et le pouvoir des odeurs est très puissant afin de faire surgir des souvenirs et ainsi remodeler la réalité du moment.»

L’emprise de la vision

 Au fil de ses recherches, Natalie Bouchard a constaté que la vision a une emprise importante sur le processus olfactif. Nous apprenons en effet dès notre naissance à saisir le monde par la vue. Nous tentons donc de «voir» ce que notre nez perçoit. Qui n’a jamais senti une odeur de café ou de pain frais avant d’en chercher la source à proximité? «C’est fréquemment la liaison visuelle qui permet de donner un sceau d’authenticité à ce que l’on sent, car les odeurs sont liées à un système complexe de représentations mentales dans lequel chacune, esquissée par une collection d’expériences vécues, a un certain poids narratif», explique la chercheuse. Notre perception visuelle peut altérer notre perception olfactive jusqu’à nous faire croire qu’une odeur n’existe pas si on n’en perçoit pas rapidement la source émettrice!

«Une odeur perçue provoque en premier lieu une émotion pré-conceptuelle, alors que ce qui est perçu visuellement entraîne immédiatement une analyse cognitive.»

Natalie Bouchard

Doctorante en philosophie

«Contrairement à la vision, dont les voies transitent par le néo-cortex avant d’atteindre l’amygdale – une structure cérébrale qui irrigue les systèmes de mémorisation quand une émotion intervient –,  notre système olfactif a une connexion directe avec cette dernière, explique Natalie Bouchard. Par conséquent, une odeur perçue provoque en premier lieu une émotion pré-conceptuelle, alors que ce qui est perçu visuellement entraîne immédiatement une analyse cognitive.»

Cela expliquerait en partie pourquoi il n’y a pas véritablement de vocabulaire pour décrire les odeurs. «Les parfumeurs et les œnologues ont développé un langage, mais si vous et moi voulons décrire une odeur perçue dans la rue, nous devons souvent référer à la source émettrice ou la mettre en contexte. La perception des odeurs devient alors un processus narratif lié à une histoire, une émotion, une sensation.»

Un parcours commenté

Dans le cadre de sa thèse, Natalie Bouchard utilise la méthode du parcours commenté, développée par des chercheurs de l’Université de Grenoble. «Il s’agit de suivre un sujet lors d’un parcours piétonnier prédéterminé et d’enregistrer ses commentaires. L’objectif est de laisser la personne exprimer l’environnement olfactif tel qu’elle le vit sans interférer», explique-t-elle.

La chercheuse a délimité un parcours de 35 minutes dans le quartier Mile End/Outremont. «C’est une balade qui permet de côtoyer des typologies urbaines différentes et des ambiances olfactives variées», dit-elle. Le départ s’effectue au coin du boulevard Saint-Laurent et de la rue Saint-Viateur, une petite rue commerciale que le sujet emprunte vers l’ouest jusqu’à l’avenue du Parc, où il y a beaucoup de circulation. Il se dirige ensuite au nord jusqu’à l’avenue Bernard, bordée d’arbres, qu’il emprunte vers l’ouest. Il se rend jusqu’à l’avenue Querbes, qu’il emprunte vers le sud, en longeant le parc Saint-Viateur, au cœur d’un quartier résidentiel, jusqu’à l’avenue Elmwood. Après deux pâtés de maisons en direction ouest, il traverse le parc Outremont en diagonale et remonte l’avenue Outremont pour clore le parcours sur l’avenue Bernard.

«Si on se laissait absorber de manière égale par tous les signaux sensoriels, plutôt que de nous fier aveuglément à notre vue, notre réalité nous apparaîtrait sans doute sous un jour passablement différent!»

Lorsque le parcours est terminé, Natalie Bouchard fournit au participant une feuille, un crayon de plomb, une efface et trois crayons de couleurs – rouge pour les mauvaises odeurs, jaune pour les odeurs neutres et vert pour les bonnes odeurs – et lui demande d’exprimer par le dessin ce qu’il a ressenti durant le parcours. «On appelle cela une carte cognitive et cela permet d’aller chercher des données qui n’ont pas été exprimées oralement», précise la chercheuse.

La méthode du parcours commenté a été testée lors de sa maîtrise en aménagement auprès de 12 participants. «Certaines ambiances olfactives sont récurrentes d’une personne à l’autre, révèle-t-elle. De manière générale, les gens réagissent beaucoup aux odeurs de terre, d’aliments, de déchets, d’essence et de cigarette. Les souvenirs et les anecdotes que font naître ces odeurs sont nombreux!»

Recrutement de participants

Pour sa thèse, Natalie Bouchard souhaite recruter 20 participants. «Les hommes sont difficiles à convaincre pour ce genre d’étude, mais j’espère en recruter autant que des femmes, dit-elle en riant. Chacun devra faire le parcours une fois à chaque saison.»

Les participants intéressés peuvent lui écrire un courriel à smellstories@gmail.com ou la contacter via Twitter @smellstories.

En passant de l’aménagement aux sciences cognitives, Natalie Bouchard espère se doter d’outils et de concepts qui lui permettront de mieux analyser les données recueillies. Elle aimerait, par exemple, ajouter à sa méthodologie l’imagerie cérébrale. «J’aimerais faire rejouer à chaque participant l’enregistrement de son parcours avec un casque d’imagerie cérébrale pour voir si cela déclenche certaines zones liées à la mémoire olfactive», souligne-t-elle.

Flairez la ville

Avec le soutien du Conseil des arts du Canada, Natalie Bouchard a créé en parallèle le projet @smellcity/Flairez la ville. «J’ai demandé à un comédien, Francis Ducharme, de se prêter à l’exercice du parcours commenté dans le Mile End. À partir de ses impressions olfactives, dont plusieurs sont liées à son enfance en Abitibi-Témiscamingue et à Québec, j’ai bâti une histoire en neuf séquences sonores. D’ici l’automne, j’ai l’intention d’installer en neuf endroits des affiches avec un code QR, qui déclenchera la séquence sonore sur un téléphone intelligent. On pourra donc déambuler sur le parcours en écoutant l’histoire de Francis.»

La chercheuse espère créer un parcours semblable à Saint-Henri et dans le Vieux-Montréal au cours des prochaines années.

La doctorante, qui est boursière du FRQSC, se rendra les 22 et 23 juin prochains à Nijmegen, en Hollande, afin de participer à la conférence Human Olfaction. «J’ai hâte d’entendre les spécialistes dans le domaine, dit-elle, car les nouvelles études pullulent et les différences culturelles sont fascinantes. Certaines régions du globe – je pense notamment à l’Asie et au Moyen-Orient – laissent plus de place à l’olfaction. En fait, si on se laissait absorber de manière égale par tous les signaux sensoriels, plutôt que de nous fier aveuglément à notre vue, notre réalité nous apparaîtrait sans doute sous un jour passablement différent!»