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Les recettes de maman

La doctorante Balia Fainstein s’intéresse à l’influence maternelle sur la construction des pratiques culinaires.

Par Pierre-Etienne Caza

21 septembre 2017 à 15 h 09

Mis à jour le 21 septembre 2017 à 15 h 09

Photo: iStock

Seriez-vous en mesure d’identifier les recettes héritées de votre mère? La transmission des pratiques culinaires est un sujet universel qui intéresse la doctorante en sociologie Balia Fainstein. Dans le cadre de sa thèse, sous la direction de la professeure Anne Quéniart, la chercheuse se penche plus spécifiquement sur les pratiques alimentaires et culinaires des femmes âgées entre 25 et 35 ans, nées ou arrivées très jeunes au Québec et dont la mère est issue de l’immigration française.

«Dans ma famille, l’alimentation est un vecteur de lien social, car nous nous retrouvons autour des repas et plusieurs émotions, positives comme négatives, sont exprimées par nos envies culinaires», raconte Balia Fainstein. Arrivée au Québec pour ses études en 2008, la jeune femme est née en France de parents russes. «J’ai transposé ce que j’ai vécu et j’en ai fait un objet de recherche», explique-t-elle.

Jusqu’à maintenant, la doctorante a effectué 17 entrevues (voir l’encadré). Ses questions replongent les participantes dans leur histoire familiale. «Je veux comprendre comment des femmes qui ont très peu de souvenirs de la France ont construit leurs pratiques alimentaires et culinaires, précise-t-elle. Je les questionne sur leur enfance, leur adolescence, leur jeune vingtaine et leurs pratiques actuelles. Je veux saisir la place qu’occupe l’histoire migratoire maternelle dans cette construction.»

Ce faisant, elle s’intéresse à ce que les mères ont choisi de garder ou d’abandonner en s’installant au Québec et ce qu’elles ont choisi de transmettre à leurs filles. «Je m’intéresse aussi à la transmission inversée, car les filles transmettent à leur tour des recettes et des savoir-faire à leur mère», ajoute-t-elle.

La majorité des femmes de son échantillon sont en couple et quelques-unes sont mères. «Celles-là me parlent très rapidement de leurs enfants et la variable normative, c’est-à-dire le souci de manger santé, est omniprésente, note-t-elle. Plusieurs m’ont indiqué que cette préoccupation venait de leur propre mère.»

Un choc culturel

Toutes les femmes, ou presque, ont raconté une expérience similaire vécue au cours de leur enfance. «En visite chez des amies, elles ont découvert le fromage Kraft, le Kraft Dinner, la vinaigrette Kraft et d’autres aliments qui n’existaient pas du tout chez elles. Elles en parlent à la fois comme quelque chose d’extraordinaire et de surprenant, comme si elles avaient rencontré un ovni culinaire, souligne la chercheuse. Elles m’ont dit qu’elles aimaient manger chez des amies pour découvrir ces nouveaux plats, mais sans pour autant en garder un souvenir impérissable.»

Dès qu’elles quittent le foyer familial, certaines en profitent pour acheter ces aliments jadis «interdits», mais cela ne dure qu’un moment. «Rapidement, le goût pour la cuisine maternelle revient en force, comme un accès de nostalgie, et elles appellent leur mère pour connaitre ses recettes. Certaines ont avoué que la cuisine de leur mère n’était pas si bonne que ça, mais qu’elles avaient néanmoins senti le besoin de s’approprier certaines recettes.»

Une construction faite d’échanges

Parmi les plats français maternels souvent évoqués par les participantes, on compte le gratin dauphinois, la galette des rois et la dinde aux marrons. Mais l’alimentation et l’acte de cuisiner ne sont pas figés dans le temps, constate Balia Fainstein. «Quand on pense à la cuisine française, une image nous vient en tête, car c’est une cuisine exportée à travers le monde. Dans la réalité, et pour les femmes que j’ai interrogées, c’est une construction qui évolue sans cesse, faite d’aller-retour entre les classiques et les nouvelles modes, entre ce que l’on peut avoir rejeté de la cuisine familiale à l’adolescence et ce avec quoi on se réconcilie lorsqu’on prend son envol hors du cocon familial.»

Il n’y a pas à proprement parler d’encadrement maternel dans la transmission des savoir-faire culinaires, observe la doctorante. «Plusieurs participantes m’ont raconté qu’au moment où elles devaient se mettre à cuisiner, elles savaient comment faire, même si leur mère ne leur avait jamais explicitement enseigné. Elles l’avaient vue cuisiner et c’était suffisant.»

La chercheuse a recueilli des témoignages attestant le phénomène de transmission inversée. «Nombreuses sont les participantes qui ont raconté que la cuisine de leur mère s’était transformée à la faveur d’échanges de recettes et de conseils au cours des dernières années», dit-elle.

Faire les choses différemment

Au début de chaque rencontre, la doctorante demande à son interlocutrice ce que signifie «manger» pour elle. «Plusieurs répondent qu’il s’agit d’un plaisir, mais elles soulignent également la lourdeur de la tâche, car encore aujourd’hui, même si de plus en plus d’hommes aiment être aux fourneaux, ce sont majoritairement les femmes qui font les courses, les menus et qui cuisinent», constate-t-elle.

À la lumière de ses entrevues, la chercheuse remarque que les femmes qu’elle a interrogées ne souhaitent pas consacrer autant de temps que leur mère le faisait à la recherche d’aliments et à la préparation des repas. «Elles ont d’autres priorités et veulent que tout ce qui entoure les repas soit plus efficace», précise-t-elle.

Balia Fainstein poursuit l’analyse de ses données et elle espère recruter d’autres participantes afin d’élargir son échantillon. «Les entrevues qualitatives sont délicates à mener, car la relation mère-fille n’est pas toujours de tout repos, avoue-t-elle. Dans ce contexte, parler de la transmission, de ce que l’on a appris de sa mère, peut s’avérer un exercice périlleux. Certaines participantes se braquent un peu au départ, mais toutes finissent par reconnaître les pratiques empruntées au fil des ans à leur mère.»

Participantes recherchées

Balia Fainstein a eu de la difficulté à trouver des participantes répondant à ses critères de recherche. «Oui, on entend beaucoup l’accent français dans les rues de Montréal, mais les femmes qui m’intéressent ont étudié à l’école québécoise, sont bien intégrées et ont un accent québécois, souligne-t-elle en riant. Disons qu’avoir une mère française n’est pas un signe distinctif facile à identifier du premier coup…»

Jusqu’à maintenant, la chercheuse a recruté 17 participantes et elle aimerait en recruter une demi-douzaine de plus. «Je suis à la recherche de jeunes femmes pour une entrevue d’une durée d’environ une heure trente. Elles doivent avoir entre 25 et 35 ans, ne plus vivre au domicile de leurs parents, et leur mère doit être issue de l’immigration française – c’est-à-dire qu’elle doit être arrivée au Québec de la France pour s’y installer», précise-t-elle.

Toutes les données recueillies sont anonymes et confidentielles.
​Contact : baliaf@gmail.com