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Humaniser la ville

Montréal, comme plusieurs grandes villes de la planète, mise sur la qualité de vie pour convaincre les citoyens de s’y installer.

Par Pierre-Etienne Caza

13 avril 2017 à 10 h 04

Mis à jour le 13 juin 2017 à 8 h 06

La ruelle Milton, une ruelle verte située en plein centre-ville, juste au nord de la rue Sherbrooke, entre les rues Clark et Saint-Urbain.Photo: Nathalie St-Pierre

C’était l’une de ces soirées de juillet où le soleil s’accroche à l’horizon. Sur le parvis de l’église Sainte-Cécile, dans le quartier Villeray, le vieux piano mis à la disposition des passants s’animait sous les doigts d’un citoyen doué. Des dizaines de résidants avaient pris le temps de s’arrêter pour l’écouter, tandis que de l’autre côté de la rue de Castelnau, les discussions allaient bon train dans les «placottoirs», ces aires de détente sous forme de terrasses non commerciales qui ont essaimé à Montréal au cours des dernières années. À quelques pas de là, des citoyens désherbaient les potagers improvisés dans les saillies du trottoir, une autre innovation urbaine joliment désignée «Mange-Trottoir». Quelques cyclistes empruntaient la piste cyclable. Peu de voitures circulaient sur la voie à sens unique.

Ce scénario aurait été impensable il y a à peine 10 ans. La rue de Castelnau, à double sens, n’avait ni piste cyclable ni placottoirs. Ce sont les citoyens et les élus du quartier qui ont travaillé de concert afin de mettre en place des aménagements visant à renforcer les interactions sociales. «C’est ce que l’on appelle de l’acupuncture urbaine ou de l’urbanisme tactique, explique Sylvain Lefebvre, professeur au Département de géographie et directeur du Groupe de recherche sur les espaces festifs. Les gens ont envie de se réapproprier les rues et les ruelles de leur quartier, qui étaient jadis des espaces de socialisation. C’est un phénomène à l’œuvre dans plusieurs grandes villes sur la planète, y compris Montréal.»

Réduire la place de l’auto

La rue est au cœur même de l’histoire des villes. Autrefois, on y commerçait, on y déambulait, on y discutait et on y faisait du sport. On s’y est promené en carriole, puis en tramway. L’arrivée de l’automobile a tout bouleversé, refoulant les gens sur les trottoirs. «Dans certaines villes, les voies carrossables, les stationnements et les stations-services occupent aujourd’hui jusqu’à 50 % de la superficie totale», fait remarquer le géographe.

L’heure de pointe sur la piste cyclable au coin des rues Berri et Cherrier.Photo: Nathalie St-Pierre

Humaniser la ville passe forcément par une volonté de réduire la place accordée à l’automobile, source de pollution sonore et environnementale. New York l’a fait en piétonnisant de nombreux espaces, dont Times Square et une partie de l’avenue Broadway, en plus de créer des espaces publics attrayants, comme la High Line, cette infrastructure ferroviaire désaffectée devenue l’un des lieux de déambulation les plus connus à travers le monde. Si New York peut le faire, pourquoi pas Montréal?

On se réjouit de la popularité croissante de la voiture électrique et de la multiplication des services d’autopartage et de véhicules en libre-service, mais les chiffres ne mentent pas: le nombre de voitures ne cesse d’augmenter à Montréal. «Nous traitons la culture de l’automobile comme une fatalité, mais ce n’est pas le cas. Il faut être plus coercitif, par exemple en réduisant les places de stationnement ou en augmentant leur tarification», estime Florence Paulhiac, professeure au Département d’études urbaines et touristiques de l’ESG UQAM et titulaire de la Chaire de recherche-innovation en stratégies intégrées transport-urbanisme (In.SITU). 

«Les gens ont envie de se réapproprier les rues et les ruelles de leur quartier, qui étaient jadis des espaces de socialisation.»

Sylvain Lefebvre

Professeur au Département de géographie

Maire de l’arrondissement Rosemont–La-Petite-Patrie et doctorant en études urbaines, François Croteau (M.B.A., 07) partage cet avis. «Il faut une politique publique beaucoup plus agressive envers la voiture», juge-t-il. Cela implique, selon lui, de faire des choix controversés: retrancher une voie de circulation, par exemple. «Même si c’est contre-intuitif, cela n’augmente pas la congestion, dit-il. Dans toutes les villes du monde où une voie de circulation a été convertie en piste cyclable ou en voie réservée aux autobus, on a observé une diminution de la congestion automobile due au transfert modal.»  Même sur les grandes artères, les commerçants qui maugréent finissent par reconnaître que la piétonisation a du bon. «Leur chiffre d’affaires augmente, car les clients déambulent librement, discutent et tendent à demeurer sur place plus longtemps que s’ils étaient venus en voiture», explique Sylvain Lefebvre.

Encore plus d’espaces verts !

L’un des plus grands défis des villes comme Montréal est de retenir les familles qui s’exilent en banlieue, où elles ont les moyens d’acquérir une maison avec un terrain. «On ne peut pas contrôler le prix des propriétés, alors il faut miser sur l’accès aux services de proximité en matière de transport, de loisirs, de santé et de consommation, estime François Croteau. C’est l’avantage comparatif des grandes villes telles que Montréal. La banlieue, où il faut utiliser sa voiture pour toutes les courses, ne pourra jamais concurrencer cela.»

Le «Mange-Trottoir» situé sur la rue de Castelnau.Photo: Nathalie St-Pierre

Une ville à échelle humaine doit être pensée en fonction des besoins réels de ses résidants, affirme Florence Paulhiac. «Il faut écouter les gens, comprendre leurs modes de vie, leurs habitudes et leurs aspirations», note la professeure. Les études révèlent que ceux qui choisissent d’habiter en ville veulent d’abord et avant tout éviter de passer trop de temps dans les transports pour se rendre au travail, d’où la nécessité d’investir dans les transports collectifs. «Cela dit, le transport en commun est particulièrement efficace à Montréal, rappelle la chercheuse. Plus qu’à Vancouver et à Portland, en Oregon, deux exemples souvent cités comme modèles de villes à échelle humaine.»

Les citadins veulent également des parcs sécuritaires, des espaces verts bien aménagés et des espaces publics agréables à fréquenter. Et ils n’attendent plus nécessairement les pouvoirs publics pour réaliser des projets qui embellissent leur milieu de vie. Sylvain Lefebvre a vu le phénomène à l’œuvre à Detroit, une ville qui tente de se reconstruire depuis la débâcle de l’industrie automobile et la crise financière de 2008. «Là-bas, on ne se fie plus à l’État, raconte-t-il. Le credo est: Do it yourself. On en revient au troc, aux échanges de services, au partage entre voisins.»

«Les citoyens connaissent mieux que quiconque les problèmes de leur quartier et les solutions pour y remédier.»

François Croteau

Maire de l’arrondissement Rosemont-La-Petite-Patrie

À Montréal, ce sont de plus en plus les comités de quartier et de ruelle qui font bouger les choses et qui incitent les administrations publiques à leur emboîter le pas. «C’est là que se joue au quotidien l’enjeu d’une ville à échelle humaine», constate François Croteau, qui est particulièrement fier des ruelles vertes créées par les citoyens de son arrondissement. «Quand j’ai été élu, il y avait cinq ruelles vertes. Cette année, nous inaugurerons la 100e!», souligne-t-il.

«Le verdissement est l’un des meilleurs moyens pour humaniser la ville», croit Éric Duchemin (Ph.D. sciences de l’environnement, 00), professeur associé à l’Institut des sciences de l’environnement et directeur du Laboratoire sur l’agriculture urbaine. «Et l’on ne parle plus uniquement de planter des arbres.» Le chercheur salue les initiatives comme les potagers Mange-Trottoir du quartier Villeray, un projet citoyen qui vise à cultiver des plantes dans les saillies de trottoirs traditionnellement aménagées par la Ville. «L’agriculture urbaine est de plus en plus populaire, car les citadins aussi aiment jouer dans la terre. Il n’y a rien de plus apaisant», souligne Éric Duchemin.

Toits verts, jardins communautaires ou pédagogiques (dans les cours d’école), ruelles vertes et agriculture urbaine, les initiatives de verdissement ne manquent pas. «Il n’y a pas de lien direct entre la superficie des espaces verts dans une ville et la rétention des familles, mais il n’y a pas de doute que le verdissement et l’agriculture urbaine améliorent la qualité de vie, estime Éric Duchemin. Pensons seulement aux corridors de fraîcheur, qui atténuent les effets des îlots de chaleur.» À cet égard, le chercheur a organisé l’an dernier une rencontre entre les responsables du verdissement de Paris et ceux de Montréal dans le but de créer une «coulée verte», c’est-à-dire un parc linéaire qui relierait le mont Royal au Vieux-Port, un peu sur le modèle de la High Line new-yorkaise ou de la Promenade plantée parisienne. «Paris est un modèle de verdissement dont nous devrions nous inspirer», indique le chercheur.

Design actif

Sylvain Lefebvre aimerait que Montréal se dote d’un Bureau de design actif comme l’a fait New York. «Le design actif, c’est du design urbain au profit de l’activité physique», explique-t-il. Piétonniser des rues, rétrécir les voies aux intersections, faire davantage de place aux vélos et ajouter de la végétation sont des exemples de design actif. Ce sont parfois des détails cosmétiques qui incitent jeunes et moins jeunes à profiter de l’espace public pour faire de l’activité physique: sentier de jogging ou piste cyclable le long d’une voie d’eau ou d’une allée d’arbres, lampadaires, fontaines, abris contre le soleil, etc. «Le design actif, précise le géographe, va de pair avec un travail de sensibilisation à de saines habitudes de vie. Il faut faciliter le transport actif, lutter contre la malbouffe, favoriser l’accès à des marchés publics où l’on trouve des produits frais et promouvoir l’agriculture urbaine.»

Des espaces publics inspirants

L’installation interactive 21 balançoires est présente dans le Quartier des spectacles jusqu’au 28 mai.Photo: Nathalie St-Pierre

Les terrasses, les «placottoirs» et autres aménagement éphémères rendent également les lieux publics plus conviviaux. C’est le cas notamment de l’installation interactive 21 balançoires, de l’atelier Daily Tous les jours, dirigé par le duo de designers et chargées de cours à l’École de design Mouna Andraos et Melissa Mongiat (B.A. design graphique, 02), qui en est à sa septième édition sur la promenade des Artistes du Quartier des spectacles. Conçue en 2010 avec la collaboration du doyen de la Faculté des sciences Luc-Alain Giraldeau, l’installation, à mi-chemin entre le mobilier urbain et le jeu, propose une expérience de coopération musicale. Chaque balançoire reproduit le son d’un instrument – piano, guitare, harpe ou vibraphone – et c’est la hauteur atteinte par la balançoire dans sa trajectoire qui détermine la note qui sera produite. À la tombée du jour, les balançoires s’illuminent, créant un ballet lumineux. «Notre objectif est d’apporter une touche humaine à la ville, explique Mélissa Mongiat. Nos balançoires rassemblent les gens, peu importe leur provenance, dans l’émotion du moment.» Une version itinérante de l’œuvre a depuis visité New York, West Palm Beach, Detroit et San Jose.

Mélissa Mongiat et sa complice de Daily Tous les jours se font un point d’honneur d’impliquer les citoyens dans leur processus créatif. «C’est une bonne façon de valider la pertinence de notre design et de pousser le projet encore plus loin, dit-elle. Humaniser la ville n’est pas uniquement l’apanage des artistes et des designers. Tout le monde a une place à prendre dans ce mouvement-là !» 

«Humaniser la ville n’est pas uniquement l’apanage des artistes et des designers. Tout le monde a une place à prendre dans ce mouvement-là !»

Mélissa Mongiat

Designer

L’engouement citoyen, même pour les projets menés par les pouvoirs publics, semble lui donner raison. «On ne peut plus faire d’urbanisme sans phase de consultations publiques, souligne Florence Paulhiac. On ne consulte pas seulement pour éviter l’opposition, mais aussi pour que les citoyens amènent de l’eau au moulin et contribuent au succès des projets en se les appropriant.»

Cela complique-t-il la tâche des élus ? «Au contraire! répond François Croteau. Cela facilite notre travail. Les citoyens connaissent mieux que quiconque les problèmes de leur quartier et les solutions pour y remédier.»

L’implication citoyenne a même des vertus éducatives. «Le vivre-ensemble est complexe et faire partie d’un comité de ruelle, par exemple, offre des occasions d’interactions sociales enrichissantes, tout en aidant à mieux comprendre les défis auxquels sont confrontés les élus, souligne Sylvain Lefebvre. Mener à bien un projet collectif, tout comme gérer et aménager une ville, cela demande des discussions et des compromis.»

La ville redevient ainsi peu à peu, un projet à la fois, ce qu’elle était avant l’hégémonie de l’automobile.

New Cities Foundation à l’UQAM

L’organisme à but non lucratif New Cities Foundation (NCF) a choisi l’UQAM pour y établir son bureau principal. Auparavant installé à Paris, le quartier général de la NCF est désormais implanté au pavillon des Sciences de la gestion, au cœur du Quartier latin. Cette localisation confère à l’organisme un accès privilégié aux nombreux experts de l’UQAM qui étudient la ville sous toutes ses facettes et dont les réflexions concourent à la mission de la NCF, laquelle consiste à soutenir le développement urbain à travers le monde grâce à l’innovation et à l’entrepreneuriat.

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 15, no 1, printemps 2017.