
«Les résultats de notre enquête sont inquiétants, lance la professeure du Département de sexologie Manon Bergeron. Plus du tiers des répondants disent avoir vécu une forme ou une autre de violence sexuelle depuis leur arrivée à l’université et près de 42 % d’entre eux déclarent avoir été victimes de deux ou même de trois formes de violence. Autre source de préoccupation: une personne sur quatre rapporte avoir vécu au moins une forme de violence sexuelle au cours de 12 derniers mois. Il ne s’agit donc pas d’épisodes isolés appartenant à une autre époque.»
Ces données sont issues de l’étude «Enquête sexualité, sécurité et interactions en milieu universitaire (ESSIMU): ce qu’en disent étudiant.es, enseignant.es et employé.es», dont les résultats ont été dévoilés à l’UQAM, le 16 janvier, en présence d’Hélène David, ministre de l’Enseignement supérieur, et de Manon Massé, députée de Québec Solidaire dans Sainte-Marie-Saint-Jacques.

Plus de 9 200 personnes, dont 70 % d’étudiants, ont participé à cette enquête, la première du genre au Québec, qui a documenté au moyen d’un questionnaire en ligne les manifestations de violences sexuelles dans six universités québécoises francophones: l’UQAM, l’Université de Montréal, l’Université Laval, l’Université de Sherbrooke, l’Université du Québec en Outaouais et l’Université du Québec à Chicoutimi. Lancée en janvier 2016, l’enquête a été menée par une équipe interdisciplinaire de 12 chercheuses, dirigée par Manon Bergeron et soutenue par le Réseau québécois en études féministes (RéQEF), le Service aux collectivités de l’UQAM et le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS). Le rapport complet est disponible à l’adresse suivante: Rapport_ESSIMU_FINAL.pdf
«Cette étude est novatrice à plusieurs égards, dit Manon Bergeron. C’est la première réalisée auprès de l’ensemble des membres de la communauté universitaire – étudiants et employés. De plus, elle touche toutes les manifestations de violence sexuelle impliquant des personnes affiliées à l’université – peu importe leur statut –, qui se sont produites tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des murs des établissements.»
Une violence multiforme
L’étude distingue le harcèlement sexuel – comportements verbaux et non verbaux traduisant des attitudes offensantes, hostiles et dégradantes –, les comportements sexuels non désirés, incluant les tentatives de viol, les agressions et les attouchements sexuels, et la coercition sexuelle (chantage en retour de faveurs). «Il s’agit d’un continuum de comportements qui couvrent un large éventail de formes de violence sexuelle», observe Manon Bergeron. Le harcèlement sexuel est la manifestation la plus répandue (33 %), suivi des comportements sexuels non désirés (18 %) et de la coercition sexuelle (3 %).
Sans surprise, le rapport souligne que les principales victimes sont des femmes, notamment des étudiantes de premier cycle. Par ailleurs, certains groupes semblent davantage exposés: les individus appartenant à des minorités sexuelles et de genre, les personnes déclarant avoir un handicap ou un problème de santé et les étudiants étrangers. «Ces personnes sont généralement plus vulnérables et plus ciblées que d’autres, comme c’est le cas dans la société en général, dit Manon Bergeron. Nous voulons analyser de plus près leurs besoins particuliers, entre autres en termes de prévention et de soutien.»
Près d’une victime sur deux (47,3 %) souligne au moins une conséquence préjudiciable dans plusieurs sphères de sa vie: réussite scolaire ou professionnelle, vie personnelle ou sociale, santé physique et mentale. «Ce n’est pas banal, insiste la chercheuse. Certaines victimes interrompent leurs études ou leur travail, d’autres développent une hyper vigilance, qui s’apparente au stress post-traumatique.»
Particularités du milieu universitaire
En contexte universitaire, les circonstances dans lesquelles se produit la violence sexuelle sont particulièrement diversifiées: séances de cours, travail en équipe, entraînement en gymnase, vie quotidienne en résidence étudiante, activités festives, colloques et conférences à l’extérieur du campus, etc. Le milieu universitaire se caractérise aussi par des relations hiérarchiques – entre enseignants et étudiants et entre employeur et employé – marquées par des différences de statut, de prestige et de capital social.
«Le fait que plusieurs personnes développent entre eux des liens de proximité dans le cadre de cours ou au sein d’équipes de recherche durant une période de temps plus ou moins longue compte parmi les particularités du milieu, note Manon Bergeron. Une étudiante qui a vécu une forme de violence sexuelle au cours sa première année d’études risque de côtoyer de nouveau son agresseur.»
Cela dit, ce que l’on observe dans les universités reflète les rapports de sexe et de pouvoir à l’œuvre dans la société en général, poursuit la professeure. «Dans une société marquée par la culture du viol, on conçoit la violence contre les femmes, et le viol en particulier, comme des fatalités, dit-elle. Cette culture conduit à banaliser ou à minimiser la gravité du phénomène de la violence sexuelle, notamment du harcèlement. L’enquête montre que des personnes ayant reçu des confidences ont des attitudes culpabilisantes qui responsabilisent les victimes relativement à la violence subie. Ces attitudes se retrouvent aussi dans d’autres milieux de vie et de travail.»
Culture du silence
L’enquête révèle un autre phénomène important, celui du silence entourant la violence sexuelle. Environ 90 % des victimes de violence sexuelle n’ont jamais approché les instances ou ressources de leur université pour parler de leur expérience et plus du tiers n’ont jamais dévoilé, à quiconque, ce qu’elles avaient vécu. Par conséquent, ces personnes reçoivent rarement des services d’aide et les comportements violents ne peuvent faire l’objet de mesures disciplinaires.
«Cela montre que les plaintes déposées via les canaux institutionnels et jugées recevables ne sont que la pointe de l’iceberg et ne peuvent être considérées comme des indicateurs fiables, souligne Manon Bergeron. On doit se questionner sur le degré de confiance des membres de la communauté envers leur institution. Il faut aussi se demander si les personnes savent à qui s’adresser pour dénoncer ou signaler une situation de violence. C’est pourquoi nous recommandons de créer un lieu unique d’information, un site Web par exemple, pour informer les victimes, notamment sur le processus de plainte, et pour renforcer leur sentiment de sécurité.»
Certaines universités se sont dotées d’un bureau ou d’un centre d’aide, où se trouvent des personnes formées spécifiquement pour venir en aide aux victimes d’agression sexuelle. «Nous recommandons qu’il y ait une ressource spécialisée indépendante au sein de l’université, qui pourrait offrir du soutien et faire de la prévention, de l’éducation et de l’accompagnement lors de démarches juridiques ou judiciaires. Dans certains cas, cette ressource pourrait être située à l’extérieur de l’établissement universitaire. L’Université d’Ottawa, par exemple, a conclu une entente de service avec un organisme communautaire externe. Dans d’autres cas, une université pourrait elle-même créer cette ressource.»
Préjugés tenaces
Malgré les efforts des dernières années pour contrer les préjugés entourant les agressions à caractère sexuel, des croyances tendant à banaliser les gestes de violence sexuelle perdurent, y compris en milieu universitaire.
«Dans notre enquête, la grande majorité des répondants ont exprimé leur désaccord avec des énoncés exprimant des préjugés», note Manon Bergeron. Toutefois, près de 40 % des répondants se sont déclarés neutres ou d’accord avec l’énoncé suivant: Certains gestes anodins des hommes sont injustement interprétés comme du harcèlement sexuel. Une personne sur cinq s’est aussi déclarée neutre ou d’accord avec cet autre énoncé: Lorsque les femmes s’habillent de manière sexy, elles envoient des messages contradictoires aux hommes. «Ces croyances préjudiciables culpabilisent les victimes et déresponsabilisent les individus qui commettent des gestes violents, observe Manon Bergeron. Elles heurtent de front l’mage que l’on se fait de l’institution universitaire, celle d’un milieu protégé, exempt de manifestations de violence.»
Pour une loi-cadre
À la lumière des résultats de l’enquête, les chercheuses formulent 15 recommandations afin de mobiliser les instances gouvernementales, institutionnelles et l’ensemble de la communauté universitaire québécoise. Ces recommandations visent avant tout la prévention des violences sexuelles.
«L’une de nos principales recommandations concerne l’adoption au Québec d’une loi-cadre et d’un plan d’action gouvernemental visant à obliger les établissements d’enseignement postsecondaire à lutter contre la violence sexuelle, comme cela s’est fait en Ontario. Nous croyons aussi que le gouvernement fédéral, en particulier Condition féminine Canada, doit assumer un leadership afin d’inciter les provinces à faire les changements qui s’imposent.»
D’autres recommandations concernent, notamment, l’élaboration d’une politique institutionnelle spécifique afin de combattre toutes les formes de violence sexuelle et la création d’un comité responsable de son application ; un système de veille pour colliger des statistiques annuelles sur les manifestions de violence et les plaintes; des campagnes de sensibilisation permanentes et adaptées aux différents groupes de la communauté universitaire; un environnement physique sécuritaire; et le financement de projets de recherche dans le domaine des violences sexuelles en milieu universitaire.
Passer à l’action
L’enquête a permis de recueillir 2 000 récits – de longueur variable – décrivant des événements de violence qui seront analysés par les chercheuses. Ces dernières examineront aussi les besoins des groupes les plus à risque de subir de la violence et réaliseront des entrevues avec des victimes de violence. Des chercheuses et chercheurs d’autres universités québécoises, tant francophone qu’anglophones, pourraient se joindre à l’équipe.
«Ce rapport se veut un outil de sensibilisation et de mobilisation. Il est temps, maintenant, de passer à l’action», conclut Manon Bergeron.