
En lançant des consultations publiques sur un projet de création d’un institut national d’excellence en éducation, le 16 octobre dernier, le gouvernement du Québec a déclenché une vive controverse dans le milieu de l’éducation. Défendu par de nombreux professeurs à l’UQAM et ailleurs (voir leur texte publié dans Le Devoir), ce projet suscite la grogne de plusieurs autres universitaires, qui s’opposent avec force à la création d’un tel institut. Ils sont plus de 250, dont une soixantaine à l’UQAM, à avoir signé une pétition en ce sens.
La période de consultation s’est terminée le 17 novembre dernier et le rapport du groupe de travail chargé de faire des recommandations au ministère est prévu pour l’hiver 2018. Entre temps, deux professeurs du Département de didactique ont accepté de nous expliquer leur position respective: Patrice Potvin du côté de ceux qui appuient la création de l’institut et Thomas Berryman du côté de ses opposants.
Thomas Berryman: «Ce qui pose problème, c’est la hiérarchisation des recherches et des savoirs.»
Plusieurs des universitaires opposés au projet de création d’un institut national d’excellence en éducation déplorent le parti pris du document du groupe de travail en faveur d’une seule approche en recherche aux dépens de toutes les autres. «Créer une institution qui aurait pour mission centrale de voir à la promotion des seules données dites probantes pour identifier des pratiques dites avérées constitue selon nous une sérieuse méprise et une dérive auxquelles il faut résister avec intelligence et vigueur», écrivent les professeurs qui ont lancé la pétition contre la création de l’institut.
Pour l’un de ces professeurs, Thomas Berryman, la vision proposée dans le document de consultation représente un immense recul par rapport à des décennies de travail pour doter la recherche en sciences humaines de ses propres approches, non calquées sur les sciences de la nature. «On met ainsi de côté des approches – qualitatives et interprétatives, par exemple –qui sont centrales en sciences humaines», dit-il.
Parmi les signataires de la pétition, certains s’inquiètent des conséquences de telles orientations idéologiques sur le financement de la recherche. En disqualifiant certains types de recherche, l’institut pourrait nuire à leur financement. Or, les opposants à la création de l’institut insistent sur l’importance de maintenir la diversité des types de savoir produits et communiqués aux enseignants. «Il y a tellement de contextes éducatifs différents – que ce soit avec les enfants, avec les Premières Nations dans le Nord du Québec, avec des détenus, avec des personnes défavorisées ou handicapées – qu’il nous apparaît extrêmement douteux de vouloir mettre toute la recherche sous le même chapeau, soulève Thomas Berryman. Il y a énormément de professeurs et de chercheurs en éducation qui travaillent de très près avec des gens dans les milieux de pratique et qui ont une tout autre optique de la recherche que celle qui est valorisée dans le document du groupe de travail.»
Le professeur conteste d’ailleurs la hiérarchie des savoirs proposée dans le document, qui classe les résultats de recherche en différents niveaux, de «preuve scientifique établie» à «faible niveau de preuve». «On ne peut pas dire: “Voilà, cela est prouvé une fois pour toutes!” s’exclame-t-il. Ce qui est probant à une époque peut rapidement devenir le ridicule de l’époque suivante.»
Favoriser un seul type de recherche pourrait amener à écarter des résultats qui peuvent apparaître marginaux, mais qui vont s’imposer 20 ou 25 ans plus tard, note Andréanne Gagné, une autre professeure du Département de didactique qui a signé la pétition.
La référence à l’excellence dans le nom proposé pour l’institut constitue également un irritant pour de nombreux opposants. La pétition insiste sur l’importance de «combattre toute entreprise visant à soumettre et réduire l’éducation à des seuls critères fort problématiques d’excellence».
Comme on l’a entendu lors du lancement du projet de Lab-École, ceux qui sont proches des praticiens sont déçus du peu de considération que l’on démontre pour les enseignants sur le terrain, mentionne Thomas Berryman. «On risque encore une fois de créer une structure dans laquelle les solutions viendront d’en haut, où l’on sera peu à l’écoute des conditions réelles dans lesquelles les gens travaillent.»
Les enseignants sont censés être des professionnels de la pédagogie, note le professeur. Leur dicter les méthodes qui fonctionnent et celles qui ne fonctionnent pas équivaudra à réduire encore leur autonomie professionnelle.
Plusieurs organisations assument déjà certaines des tâches que l’on voudrait confier au futur institut, notent ses opposants. Pourquoi y engloutir de précieuses ressources? «Il ne faut pas nier qu’il existe des failles dans le système et un besoin d’améliorer des choses, souligne Thomas Berryman. Mais créer une nouvelle structure n’est pas sans risque. Les organisations ont tendance à vouloir se maintenir et se développer. Si la structure est construite sur de mauvaises assises, cela peut être un très mauvais cadeau que l’on se fait!»
Patrice Potvin: «Plusieurs connaissances pertinentes en matière de réussite éducative, issues de la recherche, demeurent peu ou pas accessibles aux différents acteurs.»
«L’idée de créer un tel organisme a fait progressivement son chemin ces dernières années, tant dans les écoles que dans les commissions scolaires», affirme Patrice Potvin, qui est aussi cotitulaire de la Chaire de recherche sur l’intérêt des jeunes à l’égard des sciences et de la technologie.
Le professeur dit constater une rupture importante entre les pratiques éducatives les plus recommandées par la recherche et celles observées sur le terrain. «Cette rupture est en partie attribuable au fait que plusieurs connaissances pertinentes en matière de réussite éducative, issues de la recherche, demeurent peu ou pas accessibles aux différents acteurs, ce qui ne favorise pas leur mobilisation. L’institut pourrait être le lieu où seraient synthétisés et répertoriés les résultats de ces recherches. Cela permettrait d’offrir des prescriptions claires concernant les meilleures pratiques à favoriser en enseignement.»
Le document de consultation du groupe de travail évoque la possibilité que les fonctions pressenties pour l’institut soient confiées au Conseil supérieur de l’éducation, un organisme consultatif et de réflexion, quitte à ce que sa gouvernance, sa structure et ses ressources soient modifiées pour lui permettre d’exercer cette nouvelle responsabilité. Patrice Potvin croit que l’institut a sa raison d’être. «Il aurait une fonction complémentaire à celle du Conseil. Il agirait en toute indépendance et fournirait aux acteurs et aux décideurs des synthèses, sans que celles-ci soient influencées par des considérations politiques ou par les pressions du milieu de la pratique. Il pourrait aussi consulter des groupes de recherche ayant des points de vue différents sur des questions particulières.»
À ceux qui qui s’opposent au projet d’institut, le professeur répond qu’il faut avoir confiance dans le jugement des chercheurs. «Ces derniers sont conscients qu’une variété d’approches en éducation permet de répondre aux besoins d’un plus grand nombre d’élèves et d’éviter que l’écart entre forts et faibles ne se creuse davantage. On connaît déjà l’importance de tenir compte du contexte d’enseignement et des particularités des élèves à qui l’on s’adresse. On sait qu’un certain nombre de choses peuvent être néfastes pour l’apprentissage. Il est clair, par exemple, que réduire l’enseignement aux exposés magistraux pose problème.»
Le document de consultation du groupe de travail définit une pratique avérée, ou fondée sur les résultats probants, comme une «pratique qui base la prise de décision ou l’action sur les meilleures preuves scientifiques». Ceux qui s’appuient sur ce type de résultats les classent selon des «niveaux de preuve» permettant de qualifier la validité ou la robustesse des résultats. Les résultats obtenus grâce à des études qualitatives, de même que les opinions d’experts, occupent les niveaux de preuve les plus faibles.
Patrice Potvin reconnaît que la notion de données probantes peut effrayer des enseignants et des chercheurs universitaires. «Pour certains, elle renvoie à une sorte de dogme, à l’idée de vérité absolue, dit-il. Au fond, les données probantes sont issues de processus de recherche ayant produit des résultats convaincants. Elles ne sont pas définitives et doivent être constamment réactualisées. Quand des dentistes utilisent des données probantes, cela ne signifie pas que leur pratique cesse d’évoluer, mais qu’ils s’en remettent aux techniques les plus actuelles, les plus éprouvées. L’institut permettra justement de recenser de manière systématique les meilleures données disponibles afin que les divers acteurs de l’éducation puisent à cette source pour améliorer leurs pratiques.»
Le débat actuel est typique de la vie universitaire, laquelle doit favoriser la libre circulation des idées, conclut le professeur. «Certaines craintes sont légitimes et il est sain qu’elles puissent s’exprimer, tout comme la dissidence doit pouvoir se manifester. Personnellement, je demeure attentif à la nature des objections qui sont soulevées.»