Les roches volcaniques de l’île Padloping, dans la baie de Baffin, au nord du Canada, et du plateau d’Ontong-Java, au nord des îles Salomon, dans l’océan Pacifique, contiennent des quantités anormalement élevées de tungstène-182, ce qui indique qu’elles proviennent de parties très anciennes du manteau terrestre. La jeune professeure d’origine mexicaine Hanika Rizo, du Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère, a fait cette découverte en collaboration avec une équipe de chercheurs de différentes universités nord-américaines. Leur recherche, qui ouvre de nouvelles pistes dans la compréhension de la formation de la Terre, a été publiée dans le magazine Science, le 13 mai dernier, sous le titre Preservation of Earth-forming events in the tungsten isotopic composition of modern flood basalts.
L’étude, dont Hanika Rizo est la chercheuse principale, fait état d’anomalies dans la quantité de l’isotope de masse 182 du tungstène présente dans ces roches volcaniques. Les laves de trapps – des plateaux rocheux constitués d’énormes volumes de lave produits par des éruptions volcaniques relativement rapides – de ces deux îles renferment en effet des quantités plus élevées de tungstène-182 que d’autres roches volcaniques de la même époque. Or, le tungstène-182 est le produit de la désintégration d’un isotope radioactif instable, le hafnium-182, qui était présent lors de la formation de notre système solaire, mais complètement éteint 50 millions d’années après le début de la formation de la Terre. Des variations dans la quantité de l’isotope tungstène-182 datent donc, forcément, de cette période primitive de formation de la Terre.
Des roches modernes
« Pendant toute ma carrière, j’ai essayé de trouver les roches les plus vieilles qui existent à la surface de la Terre pour étudier leur composition isotopique, en me disant que ce sont les roches les plus anciennes qui sont les plus susceptibles de garder la mémoire des processus qui ont mené à la formation de la planète .»
«Pendant toute ma carrière, j’ai essayé de trouver les roches les plus vieilles qui existent à la surface de la Terre pour étudier leur composition isotopique, en me disant que ce sont les roches les plus anciennes qui sont les plus susceptibles de garder la mémoire des processus qui ont mené à la formation de la planète, raconte la chercheuse. Finalement, nous pouvons aussi trouver des informations sur la naissance de la Terre dans des roches modernes.»
Les trapps de l’île Padloping et du plateau d’Ontong-Java se sont formés lors d’éruptions volcaniques qui ont eu lieu il y a 60 et 120 millions d’années respectivement. À l’échelle temporelle des 4,5 milliards d’années d’histoire de la Terre, on parle de roches modernes. Pourquoi avoir décidé d’étudier ces jeunes roches? «Des études antérieures suggéraient que la source de ces laves se trouvait dans un domaine du manteau terrestre profond et assez primitif, explique Hanika Rizo. Donc, même si ces roches étaient jeunes, nous avons décidé d’en faire une analyse isotopique.»
Et un événement ancien
Ce qui a surpris les chercheurs, c’est de découvrir, grâce au tungstène-182, la trace d’un événement géologique très ancien. Puisque le hafnium-182 se transforme, par désintégration radioactive, en tungstène-182, la quantité légèrement plus élevée de tungstène-182 qu’ils ont observée dans les roches de trapps signifie que le matériel mantellique qui a fondu lors des éruptions qui ont formé ces trapps contenait, à l’origine, une quantité plus importante de hafnium-182 que le reste du manteau. Selon les chercheurs, cette découverte indique que cette portion du manteau s’est probablement formée plus tôt que le matériel mantellique issu d’autres types de volcanisme.
Pourquoi? On sait que lors de la formation de la Terre, les températures extrêmement élevées ont entraîné la fusion des matériaux. Les matériaux plus denses, comme le fer, se sont alors enfoncés vers le centre, créant le noyau, alors que les moins denses ont formé le manteau. Au cours de ce processus de différentiation, le tungstène, sidérophile, a été entraîné vers le centre alors que le hafnium, lithophile, a migré vers le manteau. «Plus ce processus arrive tôt, plus le manteau sera enrichi en hafnium-182, précise Hanika Rizo. Plus il se produit tard, moins il reste de hafnium-182 puisque cet élément instable se transforme progressivement en tungstène-182, qui est absorbé par le noyau.» Une fois le processus de différentiation terminé, le hafnium-182 continue à se désintégrer en tungstène-182, mais celui-ci reste emprisonné dans le manteau. Si on relève une plus grande quantité de tungstène-182 dans la roche provenant du manteau, cela signifie donc que cette partie du manteau est plus ancienne.
« Jusqu’à récemment, les scientifiques pensaient que la convection et la tectonique des plaques avaient entièrement homogénéisé le manteau, faisant disparaître toute trace des débuts de l’existence de la Terre. »
Mais ce qui est encore plus étonnant dans cette découverte, selon la professeure, c’est que la partie du manteau qui a produit les laves étudiées se soit conservée sans se mélanger pendant les 4,5 milliards d’années de l’histoire terrestre. Au cours de son existence, la dynamique interne de la Terre a, en effet, entraîné tout un brassage des matériaux profonds du manteau, qui sont remontés et se sont séparés en un magma flottant et un résidu plus dense, le magma formant la croûte terrestre et le résidu replongeant dans le manteau. «Jusqu’à récemment, les scientifiques pensaient que la convection et la tectonique des plaques avaient entièrement homogénéisé le manteau, faisant disparaître toute trace des débuts de l’existence de la Terre», souligne la chercheuse.
À la recherche d’autres traces
C’est lors d’un stage postdoctoral à la Carnegie Institution for Science de Washington qu’Hanika Rizo a mené les travaux de recherche ayant conduit à cette découverte qui vient d’être publiée dans Science. La jeune professeure, qui a complété ses études doctorales à l’Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, en France, et qui est aujourd’hui rattachée au centre Géotop, ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. «On va d’abord chercher des échantillons de basaltes de trapp dans d’autres endroits de la planète pour voir si on y trouve la même composition isotopique, annonce-t-elle. Cela nous permettra d’estimer la taille du réservoir mantellique primitif que nous avons découvert lors des études des roches de Baffin et d’Ontong-Java.»
Les laves de l’île Padloping et celles du plateau d’Ontong-Java ont-elles une origine commune? Les chercheurs ne sont pas en mesure de le savoir. «Leur composition chimique est très semblable, mais est-ce qu’elles proviennent de petites poches à l’intérieur du manteau ou d’une couche qui ne se mêle pas au reste?, demande Hanika Rizo. C’est l’une des questions auxquelles on veut répondre en poursuivant nos recherches.»
Une autre question concerne le fait étonnant qu’une partie du manteau se soit conservée sans se mélanger au reste pendant toute l’histoire terrestre. «C’est quelque chose qu’on ne comprend pas, car tous les modèles prédisent que toute hétérogénéité devrait avoir disparu du manteau, note la chercheuse. Cette découverte pourrait donc nous aider à mieux comprendre la dynamique interne du manteau terrestre.»
Elle pourrait même mener à explorer de nouvelles avenues dans la compréhension de la formation de la Lune. «Selon la théorie actuelle, la Lune s’est formée à la suite d’un impact géant d’un corps céleste avec la proto-Terre, survenu quelque part entre 100 et 150 millions d’années après la formation du système solaire, donc après la formation de la portion du manteau qui a été préservée et dont nous avons découvert la trace, explique Hanika Rizo. Jusqu’à maintenant, on croyait que cet impact géant avait fait fondre le manteau en entier, créant ainsi un océan de magma. Mais si des parties de celui-ci ont été préservées, cela nous donne des indications sur la taille du corps qui a impacté la proto-Terre. Je ne suis pas directement impliquée dans ces recherches, mais nos résultats pourraient avoir une influence sur les modèles utilisés pour étudier la formation de la Lune.»
Hanika Rizo garde les pieds sur terre. Ce qui l’intéresse, c’est l’histoire de notre planète et ce qui se trame depuis quelques milliards d’années au sein de ses entrailles. Si le noyau métallique de la Terre s’était formé en une seule période, observe-t-elle, la quantité de tungstène-182 serait la même partout dans le manteau. Or, il est maintenant démontré qu’il existe des variations. «Notre découverte nous amènera à étudier des événements liés à la formation du noyau terrestre», dit la chercheuse.