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Petits cerveaux, grandes idées

Grâce au minuscule ver C. elegans, la biologiste Claire Bénard fait progresser la recherche sur le système nerveux.

Par Marie-Claude Bourdon

12 décembre 2016 à 14 h 12

Mis à jour le 27 février 2023 à 9 h 46

Arrivée à l’UQAM récemment, après un séjour de sept ans au Département de neurobiologie de l’University of Massachusetts Medical School (où elle était financée par les National Institutes of Health), un postdoctorat à l’Université Columbia et un doctorat à McGill, la professeure du Département de sciences biologiques Claire Bénard est une spécialiste du système nerveux. Celle qui a passé une partie de sa jeunesse à Cuba, où elle a étudié dans le meilleur collège scientifique du pays, a aussi de nombreux liens avec l’Amérique latine. Ainsi, tous les deux ans depuis six ans, elle se rend à l’Université  du Chili, où elle initie de jeunes chercheurs de tout le continent à l’utilisation du ver C. elegans dans le cadre d’un cours intensif de 10 jours joliment intitulé Small Brains, Big Ideas, dont elle a collaboré à la mise sur pied. «Je considère comme un devoir de continuer à participer à son enseignement», dit la chercheuse, qui mène elle-même ses recherches grâce à C. elegans.

Un modèle extraordinaire

Comme la mouche drosophile, C. elegans constitue un modèle extraordinaire pour étudier des processus neurobiologiques fondamentaux. Ce nématode est le premier animal dont le génome a été entièrement séquencé. Son anatomie est connue avec précision dans ses moindres détails. En plus, il est transparent, ce qui signifie qu’on peut observer ses mécanismes internes sans le tuer! Comme il arrive à maturité au bout de trois jours, il offre beaucoup plus de rapidité que d’autres modèles animaux (comme la souris, par exemple) et à des coûts bien moindres. «C’est un modèle idéal pour tout le monde, et en particulier pour les chercheurs de pays où les budgets de recherche sont limités», observe Claire Bénard.

La professeure du Département de sciences biologiques Claire Bénard. Photo: Nathalie St-Pierre

Grâce à ce cours, la jeune professeure a développé une collaboration avec des chercheurs d’un laboratoire argentin avec qui elle vient tout juste de publier un article sur les rythmes circadiens dans la prestigieuse revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). «Une étudiante de ce laboratoire viendra à l’UQAM à l’automne 2017», annonce Claire Bénard, qui souhaite aussi pouvoir recruter des étudiants à Cuba, où elle a commencé à nouer des relations en vue de partenariats de recherche, particulièrement au Centro de Ingeniería Genética y Biotechnología (CIGB).

«Le Canada et le Québec ont de bonnes relations avec Cuba et veulent les développer, souligne la chercheuse. Cela crée un contexte propice.»

Un système qui s’adapte

Dans ses recherches, financées par le Fonds de recherche du Québec en santé (FRQS), Claire Bénard s’intéresse au développement du système nerveux. «J’essaie de comprendre comment il se forme pendant l’embryogénèse, puis comment il s’adapte au changement pendant la croissance et préserve sa structure et sa fonction sa vie durant, jusque dans le vieillissement.»

Les questions sont innombrables. Comment se développe un neurone? Comment fait-il pour savoir comment se brancher sur un muscle ou sur une autre cible? Comment sait-il par où passer? «C’est comme si le fil de branchement de mon ordinateur qui est posé là, sur la table, savait comment se rendre jusqu’à la prise», illustre la biologiste en faisant bouger le fil.

Le cerveau humain, à la naissance, mesure à peine un quart ou un tiers de la taille du cerveau adulte, note la chercheuse. Ses structures originales doivent persister tout en accommodant les changements: de nouveaux neurones s’intercalent dans les circuits neuronaux, d’autres meurent. Le système nerveux doit aussi s’adapter aux stress mécaniques causés par le mouvement du corps, aux blessures et au vieillissement.

Ce sont tous ces mécanismes que Claire Bénard et son équipe tentent d’élucider. C. elegans compte très exactement 302 neurones, qu’on connaît tous par leur nom. Le cerveau humain en renferme quelque 100 milliards. Évidemment, on ne parle pas de la même complexité. «Mais c’est précisément la simplicité de C. elegans qui en fait un modèle extraordinaire pour l’étude du système nerveux, dit la chercheuse. C’est pour cette raison qu’il a été choisi comme maquette de base, dans les années 70, par le biologiste Sydney Brenner.» Avec John Sulston et Robert Horvitz, ce dernier a reçu un prix Nobel, en 2002, pour ses travaux de génétique et de biologie moléculaire menés sur C. elegans.

Des milliers de souches

Tous les neurones de ce spécimen ont été marqués en rouge.

Grâce à la rapidité de son développement et à la facilité avec laquelle on peut le reproduire, le manipuler, le congeler ou le perturber, C. elegans se prête formidablement aux études combinant génétique et biologie moléculaire, explique Claire Bénard. Des milliers de souches existent, permettant une véritable démarche de recherche fondamentale, sans a priori, utilisant entre autres les méthodes de crible génétique. Le fait de pouvoir injecter dans le ver des gènes codant des protéines fluorescentes de différentes couleurs pour marquer différents neurones constitue un autre avantage énorme. «On peut regarder des vers vivants et voir leurs neurones marqués en vert, en rouge, en bleu, en jaune, décrit la chercheuse. Dans certains cas, tous les neurones sont marqués, dans d’autres, ce sera seulement 2, 4, ou 6, ou ceux qui réagissent à la température, au toucher doux, au toucher dur, au sel…»

Malgré les mondes qui les séparent, le nématode minuscule, qui mesure à peine un millimètre, et l’humain ne sont pas si différents. Beaucoup d’avancées sur le développement et le fonctionnement du système nerveux chez l’humain ont été réalisées grâce à C. elegans. «Environ 60% des fonctions biologiques du ver sont conservées chez l’humain, dont de nombreux mécanismes fondamentaux de développement des neurones, dit-elle. Souvent, un mutant d’une fonction chez C. elegans auquel on injecte le gène normal correspondant de l’humain fonctionnera normalement!»

Les petits vers commencent à mourir au bout de 8 jours et vivent en moyenne 20 jours. Les plus vieux atteignent l’âge vénérable de 30 jours. Pourquoi? «Il y a différentes écoles de pensée sur le vieillissement», dit Claire Bénard. Selon une hypothèse, la durée de vie d’une espèce serait programmée, ce qui expliquerait pourquoi certains arbres peuvent vivre 5000 ans, une tortue 500 ans et nous 80 ou un peu plus… Mais alors qu’il semble effectivement exister un programme génétique qui dicte la longévité des différentes espèces, on observe aussi une importante variabilité à l’intérieur d’une même espèce. «Autrefois, l’être humain mourait à 35 ans», relève la biologiste. Selon une autre école, le vieillissement s’expliquerait en partie par un déséquilibre entre les processus d’endommagement qui s’accumulent et les processus de réparation. «À partir d’un certain moment, on n’arrive plus à réparer nos systèmes.»

Le vieillissement du système nerveux

La chercheuse a rédigé un chapitre sur le vieillissement du système nerveux dans un ouvrage intitulé Ageing : Lessons from C. elegans, paru récemment chez Springer. Si l’on sait que l’âge provoque des changements physiologiques associés au déclin cognitif et à une incidence accrue de maladies neurodégénératives, les causes et les mécanismes moléculaires qui conduisent à la détérioration neuronale naturelle reliée au vieillissement, sont encore mal compris.

«Comme chez l’humain, il n’y a pas de mort cellulaire dans le cerveau vieillissant de C. elegans, dit Claire Bénard. Le déclin cognitif et les pertes de mémoire qui surviennent avec l’âge ne sont pas dus à des neurones qui meurent, contrairement à ce qui se passe dans le cas des maladies neurodégénératives.» Le vieillissement se caractérise davantage, selon la chercheuse, par des changements subtils de morphologie dans les neurones et dans la densité des synapses. «Cela ne veut pas dire que ce n’est pas important. D’ailleurs, on en voit  les effets.»

Il existe des descriptions anatomiques et moléculaires de ce qui se passe dans le cerveau humain qui vieillit, souligne Claire Bénard. Mais on ne comprend pas encore les processus en cause. «C’est pour cela qu’il faut des petites bêtes comme C. elegans pour comprendre et éventuellement pouvoir aider les gens. Il est certain que les découvertes faites grâce au ver doivent être validées avec d’autres organismes, y compris l’humain, mais avec C. elegans, on peut débroussailler plus vite afin d’identifier les joueurs clés et les mécanismes fondamentaux.»